Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
QUATRE LITRES
D’AIR
La quantité qui rentre dans un ballon de
baudruche ou un ballon que l’on achète pour quelques
fillérs : c’est seulement cette quantité d’air
qui serait nécessaire pour les cinq ou six, dans les cas graves huit ou
dix jeunes vies, qui avec une ponctualité mathématique sont
emportées chaque semaine par le Danube ou le Balaton, sans autre but que
compléter les tableaux et donner raison aux statistiques de fin de
semaine. Quatre litres d’air qui même dans la plus grande
tempête maintiennent le voyageur en panne au-dessus de l’eau
jusqu’à l’arrivée des secours – quatre litres
d’air qui, s’ils manquent, le corps humain même léger
coule ! Mais pourquoi ces quatre litres d’air manquent-ils quand on
en a le plus besoin ? On meurt moins de nos jours de la variole que du
sport nautique en week-end, et pourtant la vaccination antivariolique est
obligatoire – pourquoi n’oblige-t-on pas tous ceux qui montent sur
un bateau, un canot, un hors-bord ou une régate, ou même qui vont
s’entraîner à la natation, fiers et fanfarons, sûrs de
la souplesse de leurs muscles (c’est parmi eux qu’on trouve le plus
de victimes), à emporter chacun ses quatre litres d’air sous le
banc ou attaché à la poupe du bateau, ou même fixé
au maillot, sous forme gonflable en cas de danger – pourquoi ne
sanctionne-t-on pas pour imprudence coupable envers soi-même ceux qui ne
s’y conforment pas ?
Quatre litres d’air – la vie mérite peut-être cela,
à une époque où l’on consacre des milliards à
la mort.
Az Est, 23 juillet 1933.