Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Docteur Sven GaAl I.[1]

Hypnotiseur moderne

Août 1933

Il ne porte plus une barbe noire et son regard n’est plus celui du sombre guépard hypnotisant sa proie. Il n’a même pas de sourcils en broussaille se touchant au-dessus du nez, ses sourcils, oh sacrilège, sont blond isabelle ou châtain, rares, et qui plus est, il n’hésite pas à chausser des lunettes, il avoue ouvertement souffrir parfois de conjonctivite et il se rince les yeux avec de l’eau boriquée.

Il se désintéresse de ces vétilles d’aspect extérieur.

Il affiche un sourire indulgent si on évoque devant lui son ancêtre, fondateur de la dynastie, le héros décrit ci-dessus du célèbre ancien mélodrame.

Ce n’est pas qu’il le renie, il reconnaît la parenté, mais il se comporte comme un spécimen bizarre d’une lignée de très haute naissance : son ancêtre dans ce cas n’est qu’un rejeton ridicule et dégénéré de sa famille aristocratique, un saltimbanque de foire, que lui, de la hauteur de son savoir et de son expérience remarque tout au plus si on le lui rappelle.

Oui, bien sûr, remarque-t-il, l’auteur en question (il ne se souvient même pas de son nom) voulait écrire quelque chose comme ça, et il est indubitable que le cas de Trilby, dans sa représentation confuse et non fiable pour un non connaisseur, ressortit apparemment à cette problématique – mais où en sommes-nous aujourd’hui de l’époque de Mesmer dont l’atmosphère avait inspiré ce faux romantisme !

Ne confondons pas sa vocation, son métier modeste, avec ce qu’exerçaient autrefois ces alchimistes guérisseurs.

Lui, il n’est pas un hypnotiseur.

Ou plus exactement…

Il s’adonne bien parfois à l’hypnose, voire, encouragé par les beaux résultats récents, il s’est jeté avec une certaine rage sur cette branche des méthodes psychothérapeutiques, mais regardez dans les pays étrangers, principalement en Amérique, vous verrez que les dirigeants des instituts scientifiques les plus modernes en reviennent au point de vue que la provocation indirecte des stimulus parasympathiques appelés autrefois "transmission de volonté" rend pleinement la notion des conditions d’une intervention médicale promettant les résultats les plus opportuns et les plus rapides, dans la mesure où…

Après tout, il est médecin diplômé, son diplôme discrètement encadré est suspendu dans son cabinet, tout le monde peut le voir. Il a même une formation de spécialiste, il a travaillé à Stuttgart, comme assistant auprès du grand psychiatre.

Il ne s’agit donc nullement d’une machination secrète, d’un charabia occulte, d’une incantation de formules magiques, que pratiquent les rats qui se cachent entre les failles de la science : c’est lui qui exige le plus fort que la police interdise ce genre de pratiques nuisibles, aliénant et exploitant les ignares, qui ne servent qu’à bourrer le crâne du public et à compromettre la vraie science.

Lui, il n’a pas besoin de coulisses obscures.

Il ne fait rien miroiter à ses patients, ceux-ci savent très bien de quoi il s’agit, c’est lui-même qui les éclaire : il montre les deux paumes retournées de ses mains, les manches de son veston, rien n’est dissimulé.

Dans ce que je ferai avec vous, Madame, il n’y a aucune sorcellerie, cela ne nécessite pas même des capacités particulières, seulement une connaissance du sujet et un peu de routine, comme pour n’importe quel chirurgien expérimenté… Ne vous fiez pas aux anciennes élucubrations à faire claquer des dents, l’hypnose est aujourd’hui un procédé scientifique, tout comme les vaccinations ou les rayons X… Vous voyez, n’est-ce pas, il n’y a sur moi rien d’extraordinaire, calmez-vous, je vous prie. Je vais vous endormir, Madame, sans vous jeter le mauvais œil et sans vous faire peur… Je vous le dis d’avance, dans deux minutes vous dormirez, d’un sommeil léger, agréable, dont je vous réveillerai aussitôt après les passes nécessaires et vous reviendrez à vous fraîche, gaie, ragaillardie, comme si vous aviez dormi dans un bain tiède… Comme ça, s’il vous plaît, veuillez rester calme, détendue, installez-vous confortablement, ne vous fatiguez pas les yeux, inutile de vous figer… Comme ça, moi je vous caresserai lentement, légèrement, le front… Ce n’est pas désagréable, n’est-ce pas… Déjà vous sentez que vous commencez à vous alanguir… Maintenant vous sentez que vos membres perdent leur vigueur, leur force, n’est-ce pas… Impossible de résister, vous n’arrivez plus à garder vos paupières ouvertes… Vous allez vous endormir… Comme ça… Vous dormez déjà… Vous dormez profondément… D’un sommeil profond, réparateur… Vous respirez régulièrement… Maintenant je vais vous souffler à l’oreille ce qui se passera après votre réveil… Comme ça… Ça y est… Et maintenant je vous prie de vous réveiller, fraîche et rassérénée… Alors, comment vous sentez-vous, Madame, à merveille n’est-ce pas ? Et maintenant nous allons voir si la crise dont il est question va se manifester dans les trois jours… Je suis persuadé qu’elle ne se manifestera pas, mais si je me trompe… Mercredi après-midi entre cinq et six heures, comme aujourd’hui, c’est entendu ?... Merci, Madame, je vous baise la main… La sortie est par là… Ah, j’ai failli oublier, je n’ai pas noté l’autre jour ce numéro de téléphone, celui de votre amie, qui souffre de cette maladie de la peau et qui souhaite que je la traite… Dites-lui s’il vous plaît que je suis très occupé à l’heure actuelle, mais qu’elle devrait se manifester vers la fin du mois, avant mon voyage à l’étranger… On se mettra d’accord sur la date d’un rendez-vous… Je vous baise la main… Allons, János, faites entrer le suivant…

Car il est très pris, en effet, il suit cinquante ou soixante patients simultanément, principalement des dames, il lui faut organiser son temps, la plupart des patients vivent une intense vie sociale, certains ne trouvent même pas le temps de se rendre au cabinet, il faut se déplacer chez eux dans leur château sur la Colline des Roses, rue Mányoki ou rue Benczur… Quelle chance qu’il s’est offert la petite Salmson bon marché l’année dernière, elle lui rend de grands services, et quelle chance qu’il ait pu la payer au comptant…

Ses patients l’aiment et il est apprécié aussi des confrères qu’il côtoie au foyer des médecins parce qu’il est loyal et il n’a rien d’un égoïste… Il ne pique jamais les patients des autres, au contraire, c’est plutôt lui qui en passe à d’autres, il respecte les spécialités de chacun, il ne s’en mêle pas… Il est par exemple prêt à reconnaître que parmi tous les procédés psychothérapeutiques, disons, la psychanalyse, a prouvé d’au moins aussi beaux résultats dans les dernières années que… Vous savez, mon cher confrère, si je suis tout de même davantage intéressé par ma modeste méthode en tant que terrain expérimental, certains dons personnels y jouent sans aucun doute un rôle… J’ai probablement été prédestiné  à ma vocation par ma personnalité, ma voix, mon visage… Je possède peut-être également un certain fluide, même si je n’y crois pas en général mais… Vous savez, dès l’enfance il m’est souvent arrivé de dire pour rire à mes petits camarades de s’endormir et eux…

Au demeurant il a une famille, il est mari fidèle et bon père.

Il trouve toujours de quoi passer de modestes vacances à l’étranger.

Mon Dieu – dans les conditions difficiles d’aujourd’hui il ne faut pas être trop exigeant. Qu’il soit heureux de vivre la vie qui est la sienne.

Évidemment cette vie est très fatigante, elle use aussi le cerveau.

Vingt à trente consultations par jour, ce n’est pas un jeu d’enfant.

Encore récemment, une chose fâcheuse lui est arrivée.

C’est, mort de fatigue, qu’il a sonné après dix heures du soir chez son dernier patient qui l’avait fait venir à l’improviste (il était debout depuis sept heures du matin !) – alors il entame son traitement à la façon habituelle… Comme ça… Et maintenant vous commencez à vous alanguir, n’est-ce pas… Vous sentez une lourdeur de plomb dans vos membres… Vous sentez qu’encore une minute et vous allez vous endormir… co co co comme… c, c, ça… vous… dormez… - Et voilà, il a compris que la bonne essayait de le réveiller – c’est lui qui s’était endormi à la place de son patient.

Il a aussitôt décidé d’acheter ce joli petit réveille-matin de poche qu’il a aperçu l’autre jour dans une vitrine.

 

Pesti Napló, 8 août 1933.

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[1] Nom imaginaire construit sur Svengali, personnage de fiction du roman Trilby, de George du Maurier (1834-1896, écrivain britannique né français), paru en 1894. Hypnotiseur, Svengali incarne l'archétype du personnage maléfique manipulateur, capable d'amener les gens à faire ce qu'il désire.