Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
LE CAMÉRAMAN
au décès du Marchese de Pinedo[1]
Le Marchese de Pinedo se tient debout sous un soleil tapant devant son
célèbre oiseau à tête de baleine : on lui pousse
le micro, il prononce quelques mots. L’entreprise pour laquelle il puise
force et confiance dans les beaux exploits précédents (le
mémorable voyage au Brésil, etc.) sera cette fois encore
couronnée de succès, il l’espère. Il est bien pourvu
de kérosène, la machine est en excellent état. Il
n’a rien d’autre à dire. Non loin de là,
au-delà de la plage, la foule qui assiste au décollage lui lance
des bravos frénétiques. Cela, il l’entend encore, tout
comme le vrombissement du moteur qu’il met en marche. Il fait une
grimace, les personnes les plus proches ressentent quelque chose
d’étrange : le Marchese est
manifestement de mauvaise humeur, ses belles lèvres se courbent sur sa
figure ronde de pleine lune comme s’il avait mal au ventre. Il saute dans
l’appareil. Avant de claquer la portière, il repense à
l’obligatoire signe d’adieu, il passe sa tête par la
fenêtre rhomboïdale, il débite mécaniquement et sans
enthousiasme, en italien et en anglais : « Addio,
good bye, everybody ! ».
Everybody, les présents et quelques dizaines
de millions à leurs postes de radio, se taisent et se tendent en
attendant que ce vaillant homme solitaire prenne l’air. Le spectacle
habituel. La lourde machine s’ébranle, elle roule, elle va
s’élever, prendre de l’altitude, se rapetisser pour devenir
un point à l’horizon, quelques autres appareils la suivront
– puis nous apprendrons dans les journaux du soir ou par la radio
où elle aura été vue la dernière fois. Les gens se
préparent à partir, certains se retournent pour un dernier regard.
L’acte solennel se termine.
Mais que se passe-t-il ?
Quelque chose ne tourne pas rond.
La machine roule, roule encore. Depuis
longtemps elle aurait dû s’élever, d’autant plus que
le train d’atterrissage des avions n’est pas équipé
de système de freinage.
L’appareil roule, se secoue, continue
de rouler. Il dépasse le tapis blanc de la plage, il s’engage dans
les champs. Les voitures lancées à sa poursuite stoppent,
à l’exception d’une. Un mur blanc apparaît sur le
trajet de l’avion, une sorte de mur en pierres.
De près et de loin une confusion de
cris d’étonnement, d’abord chuchotés, puis de plus en
plus forts. Puis un hurlement, comme pour présager quelque chose
d’horrible, désormais inévitable. L’appareil roule
encore, il lui reste quelques mètres de vie, mais le destin va frapper,
chacun en est convaincu. Le pilote aussi, certainement, assis dans la grosse
tête de l’oiseau, il ne peut plus rien faire.
Le bruit du choc se mêle au brouhaha
des gens affolés. L’appareil a heurté le mur et il
s’est aussitôt transformé en une colonne d’aveuglantes
flammes blanches, telles un objet qu’un magicien ferait disparaître
à la fin de son grand numéro. Des silhouettes noires apparaissent
sur le fond de flammes : les mécaniciens et les sauveteurs
accourus. Un léger vent déplace les flammes sur le
côté – à la place de l’oiseau mécanique
à grosse tête il ne reste qu’un squelette léger aux
côtes fragiles, et une flaque d’eau transparente. Une chose
noirâtre enflammée en tombe sur le sol – deux bras minces et
noirs, bizarres et rigides, se hissent vers le ciel.
Un homme jeune, peut-être un parent
de la victime, se laisse tomber contre le mur, il se cache le visage et
sanglote.
*
Cette catastrophe, effarante sinon sans
précédent, s’est déroulée en une minute et
demie en tout. Moi j’ai eu besoin d’une demi-heure pour mettre noir
sur blanc la description ci-dessus, au moyen de ce qu’on appelle
l’art d’écrire. (De nos jours le journaliste aussi travaille
de cette façon.) Il a fallu trois minutes au lecteur pour bien la lire,
car il ne lui a pas suffi de parcourir les mots, il lui fallait projeter
l’image suggérée sur la membrane sensible de la machinerie
de son système nerveux, il devait l’imaginer pour en fixer la
mémoire à la façon d’une valeur impérissable,
qu’il pourra remémorer n’importe quand, ne serait-ce que de
façon pâlie. ("N’importe quand" signifie une vie
humaine, pas moins et encore moins plus.)
Je n’étais pas présent
à cette scène. La communication qui m’en a informé a
duré une minute et demie, exactement la même durée que la
scène elle-même. Cette illustration prouve qu’une
communication parfaite de la réalité, et l’impression que
j’en ai tirée, ont pu en effet servir de base pour une élaboration
littéraire, tout autant que la scène réelle.
Le cameraman d’un cinéma
d’actualités étranger était présent lors du
décollage de Pinedo. Il se trouvait dans une
voiture, il suivait l’avion qui roulait, sa caméra à la
main. En apercevant qu’une catastrophe allait se produire, il fut lui
aussi (ce n’était qu’un homme, après tout) saisi par
l’horreur qui fait détourner ceux qui ont les nerfs moins solides
et qui cachent leur visage pour ne pas voir. Il a peut-être poussé
un cri (on entend un cri très proche dans son film). Mais sa main se concentrait
sur la complexité du devoir routinier de la vocation, supérieur
aux nerfs, à l’homme, à la vie (voir : les vertus
militaires), elle ne s’est pas arrêtée, elle a
continué d’actionner la machine, de tourner la manivelle, elle a
veillé à respecter la bonne distance et les bons réglages.
Il s’est frayé un chemin à proximité de
l’appareil en flammes, entre les sauveteurs effrayés qui
s’agitaient, mais non pour se rendre utile, il a laissé cela aux
autres. À une tout autre fin, qui peut paraître à
première vue antipathique à la compassion et à la
solidarité, impitoyable et inhumaine ; ceux qui étaient
présents devaient le regarder avec horreur et dégoût, lui
qui assistait à l’immolation d’un homme par le feu, mais n’avait
pas d’autre souci que la bonne réussite de ses prises de vues.
Et pourtant : c’est cette minute
et demie de maîtrise de soi cruelle et froide qui a permis au monde
entier, à des millions de gens, pour le moment seulement dans
l’espace, mais s’agissant d’un enregistrement durable, à beaucoup d’autres centaines de millions de
gens dans le temps, de revivre cette émotion de compassion et
d’horreur que représente pour les survivants et la
postérité une tragédie réellement survenue,
grâce à un témoin qui a su la transmettre.
*
La séquence a réussi de façon
stupéfiante, comme chacun a pu le constater de ceux qui ont
assisté cette semaine aux actualités cinématographiques de
Paramount. Et chacun, même inconsciemment, a senti que cette catastrophe,
cette tragédie qu’on a pu suivre aussi complètement, a deux
héros : premièrement le pauvre Marchese
de Pinedo, deuxièmement le reporter de
cinéma inconnu qui n’a pas perdu sa présence
d’esprit.
Et si j’émets
l’affirmation osée qu’ils sont deux héros de
même rang, je dois recourir à un exemple illustre pour bien me
faire comprendre.
Ils sont de même rang tous les deux,
chacun dans son domaine, comme sont des protagonistes de même rang le
personnage historique et l’auteur dramatique qui a su condenser sa
tragédie ; comme Homère est de même rang
qu’Ulysse dans l’Odyssée en matière de courage, de
talent et de ruse, pour avoir chanté ses aventures avec courage, talent
et ruse.
*
Mais vous parlez là de poètes
et d’écrivains, de grands esprits, d’artistes ! –
s’écriera le lecteur dans
l’ivresse quasi religieuse de la lettre vieille de six mille ans ;
comment peut-on les comparer à un misérable technicien ?
Attention, soyons prudents avec ces
notions !
La lettre, mon cher lecteur, qui sautille
ici devant vos yeux, n’est nullement un quelconque symbole mystique
d’une notion abstraite. C’est un moyen technique, plus simple mais
substantiellement le même qu’une caméra de cinéma. Et
c’est parce que la lettre est plus simple qu’elle était
obligée d’utiliser pendant six mille ans un moyen plus complexe
pour atteindre le même but qu’une prise de vues cinématographique
plus compliquée résout plus simplement : elle projette dans votre imagination ce qui est
arrivé. Elle a d’abord transformé l’image de la
réalité en mots, elle a confié ces mots au fin atelier de
votre centre nerveux pour qu’ils y soient retransformés en images
– à la fin de ce processus vous avez reçu le même
message, sans avoir effectué un travail cérébral fatigant.
*
Une chose est certaine : les
époques postérieures au décès désolant du Marchese de Pinedo, si elles le
souhaitent, pourront désormais, grâce à cette prise de
vues, rappeler bien des siècles plus tard cette scène à
leurs petits-enfants, comme nous commémorons la mort de Socrate, ou
même celle du Christ, grâce à Platon, aux
évangélistes et au crucifix illustrant ces
événements.
Le cinéma représente le
début d’une nouvelle ère décisive dans
l’histoire de la civilisation humaine, comme l’ont fait les lettres
voilà six mille ans.
Pesti
Napló, 8 octobre 1933.