Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
ARCHÉOLOGUES A BUDAPEST
Je ne suis pas un homme de la parole. Je me
considère en revanche comme le porte-parole des gens lorsque je prends
le courage de saluer chaleureusement, au nom du vieux public budapestois,
l’illustre société, les représentants altiers de l’Association Internationale des
Archéologues, qui sont venus en visite dans notre ville tant
aimée.
Je serais plus avisé de parler de Ofen-Pest[1],
puisque la visite des archéologues s’adresse à la ville
ancienne. L’accueil aussi aurait été plus stylé, si
on était allé les chercher en diligence, si on les avait fait
entrer par un pont-levis du côté de Aquincum,
entre deux murs d’agents de circulations en cottes de maille et de
boy-scouts en tunique. La rue Váci aurait pu
s’habiller en crinolines pour une journée, et le Mont
Gellért aurait pu être illuminé non par des projecteurs
électriques, mais des porteurs de torches armés de hallebardes,
le tout mis en scène par Bárdos[2]. Un dîner de fête obligatoire
le soir au Gellért, mais
servi dans de la vaisselle de cuivre et des coupes, puis une visite de la
piscine à vagues, avec dedans de l’eau laissée stagnante et
les neiges d’antan, avec en prime quelques commérages sur Marika Rökk[3]. Une soirée de gala au
Théâtre National, la première de l’adaptation de
"Oraison funèbre" de Zsolt Harsányi[4].
Mais puisque toutes ces idées
arrivent trop tard à cause de l’oubli et de la notoire
négligence budapestoise, c’est moi qui dois assumer la
réparation de ces manquements à la galanterie et à
l’hospitalité hongroises. Je crois que le mieux est que je me
propose comme guide, ou plutôt mentor, que je conduise nos illustres
invités à travers notre capitale, et que je leur fasse
découvrir ce qui peut les intéresser.
Nous nous traînerons à pied,
en nous appuyant sur notre vieille goutte. Nous aurons l’occasion
d’observer tout minutieusement.
On laisse de côté les
boutiques d’antiquaire. Les musées également. Les plus
vieilles pièces de monnaie que nous pourrions y voir sont bien plus
récentes que celles que nous dépenserions pour des
antiquités. En général, en ce qui concerne l’argent,
il n’y en a que d’ancien, depuis longtemps personne n’en a vu
du nouveau.
Pour les mêmes raisons on
évitera également les environs de la rue Teleki
et de la rue Kazár. À ces endroits on
ne trouve plus que des articles flambant neuf, les vêtements
usagés et les chaussures élimées, c’est nous qui les
portons. La vieillerie la plus marquante qui soit toujours vendue aux puces, ce
sont quelques essais de Dezső Szabó[5] sur l’invasion du chacal syrien,
plus exactement l’envahissement de la place Teleki.
Notre premier arrêt sera à la
Caisse de la Foire. C’est ici que sont visibles les racines du Grand
Tripotage qui remonte au Moyen-Âge, tout comme la momie de l’homme
qui l’a flairée le premier.
Non loin de là se trouve la statue
du Prince Bob[6], sculptée pas Sebestyén
Tinódi Lantos[7].
Dans le même quartier on
découvre le bureau musée de l’Hôtel de Ville
où l’on garde les plans des ponts danubiens de la place Boráros et de Óbuda.
À un jet de pierre de là, le
siège la rédaction du journal satirique Ojság[8]. Les fouilles sont dirigées,
à côté des excellents Imre Nagy[9] et Ferenc Móra[10], par le plus éminents de nos
archéologues, qui est en train de mettre au jour les strates diluviales.
Au-delà du coin de la rue,
apparaît l’immeuble Labriola. On dit que jadis il avait une
fonction théâtrale, tel le Colisée de Rome ; depuis
les quelques dernières centaines d’années on y organise les
séances de négociations en vue des prises en livraison et des
accords avec les créanciers.
Ceci est le Parlement. Dans une de ses
salles on aime présenter les promesses au sujet du droit de vote
général et secret. Au fond, une statue de Kossuth. La sculpture
elle-même est neuve, mais la signature du sculpteur sur le socle est
ancienne, elle a été réalisée plusieurs
siècles plus tôt, tellement il était sûr que c’est
lui qui obtiendrait la commande de cette œuvre.
C’est la Miss Hongrie de
l’année dernière qui vient de nous croiser,
n’hésitez pas à la contempler.
Voici l’École d’Art
Dramatique. C’est autour d’elle que rodent les plus vieux boucs de
toute l’Europe.
Avant de poursuivre, arrêtons-nous
pieusement pour une minute devant cette banque. C’est ici qu’on
garde la traite de votre humble accompagnateur, qui court trois mois à
compter de la signature. Une plaque de marbre conserve le souvenir de la
dernière prolongation.
Ce bâtiment-ci a été
autrefois un ministère. Dans cette salle on trouve des vestiges
intéressants, tout un tas de lettres originales demandant le traitement
urgent de certaines affaires, eu égard à l’approche
d’une date fatidique. Certains documents portent encore de la main
d’un ancien fonctionnaire : à délivrer avec effet
immédiat, pour règlement contre délivrance d’une
requête.
Et celui-ci est le vieux Márkus qui aurait dû être
convoqué bras dessus bras dessous avec le chenu Peterdi[11], dont paraît-il la maison est encore
debout, mais malheureusement on ne sait pas où.
Le jardin botanique est hélas
fermé, c’est dommage car j’aurais aimé vous montrer
la Victoria Cruziana[12].
Faisons un crochet pour une minute à
mon coin favori, un des sites archéologiques des plus
intéressants de Budapest, portant l’enseigne
"Café-Restaurant". Je vous recommande vivement le filet de
bœuf que porte justement le gardien de salle qui s’approche de
nous : les traces de dents qui y sont visibles proviennent selon les
recherches de Bálint Balassi[13], lui comme moi aimait travailler dans les
cafés. Ces fossiles aussi sont remarquables – Mademoiselle,
voulez-vous nous les apporter dans votre corbeille à pain !
Dans un des coins séparés on
y garde les poèmes futuristes de Lajos Kassák[14].
Avant de nous séparer, permettez-moi
de vous offrir quelque chose en guise de souvenir de votre visite en Hongrie.
Voici le gourdin avec lequel le Créateur bastonne le Hongrois depuis si
longtemps. Emportez-le !
Et maintenant allons voir quelque chose de
nouveau aussi, après toutes ces vieilleries. Nous nous rendons au
Théâtre Belvárosi et nous y
assistons à une représentation de Lysitrata,
d’Aristophane, dans l’adaptation de Tamás Emőd[15].
Színházi
Élet, 1933, n°41.
[1] Ofen (four en allemand), nom préhistorique de la ville de Buda (allusion à ses fours à chaux).
[2] Artúr
Bárdos (1882-1974). Metteur en scène et
directeur du Théâtre Müvész.
[3] Marika Rökk (1913-2004). Actrice hongroise.
[4] Zsolt Harsányi (1887-1943). Écrivain hongrois.
[5] Dezső Szabó (1879-1945). Écrivain, essayiste hongrois.
[6] Opérette de Jenő Huszka.
[7] Sebestyén Tinódi Lantos (1510-1556). Chroniqueur et ménestrel hongrois.
[8] Az Ojság : Journal satirique antisémite de l’époque.
[9] Imre Nagy, humoriste, auteur de "5000 blagues".
[10] Ferenc Móra (1879-1934). Poète hongrois.
[11] Deux personnages de la
ballade Le faux témoin de
János Arany.
[12] Nénuphar exceptionnel dont la floraison est nocturne et rare : deux nuits successives dans l’année.
[13] Bálint Balassi (1554-1594). Poète hongrois.
[14] Lajos Kassák .(1887-1977). Poète et peintre avant-gardiste hongrois.
[15] Tamás Emőd (1888-1938). Poète et traducteur hongrois.