Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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L’auteur DE CES lignes

 

 

L’Auteur de ces Lignes, comme son nom l’indique, est l’homme le plus modeste du monde.

Ou plutôt ce n’est pas son nom qui l’indique, mais son anonymat – puisque si l’Auteur de ces Lignes avait un nom, il ne serait pas modeste, le nom est immodeste, le nom sert à nous distinguer, à exiger pour nous une attention et un jugement particuliers entre les individus (la science ne désigne d’un nom à part que les espèces animales mais non les spécimens, à l’exception des animaux domestiques), donc l’Auteur de ces Lignes ne se nommerait pour rien au monde, il ne prononcerait pas le mot moi immodeste et arrogant, pour la raison que cela renseignerait le lecteur sur la personne qui lui rend compte d’événements grandioses et inouïs dont il a été témoin, il se prétendrait semblable à ce journaliste mondialement célèbre dont le nom parade en grosses lettres ici au-dessus de l’article de l’Auteur de ces Lignes. Mais en privé l’Auteur de ces Lignes exige généralement très énergiquement dans les rédactions que son reportage d’une qualité qui n’est atteinte qu’une fois par siècle, figure en bonne place, en caractères gras, dans le journal chanceux qui a dû le supplier longuement, pour qu’il veuille bien donner son Entretien Exclusif avec le Président de la Conférence Monde Surchauffé et l’Avis Personnel du Président. Il a donné son reportage sur la Solidité Politique des Pilotes de Stratosphère, pourtant neuf journaux mondiaux anglais, américains et français se sont battus pour sa première publication.

Mais cela ne vaut qu’en privé. Dans le cadre du reportage, l’Auteur de ces Lignes n’est que l’Auteur de ces Lignes, personne d’autre, rien de plus, il n’existe même pas, il n’est pas au monde, il est mort et il est enterré en province, un pâle fantôme, pas un être vivant, il n’a ni tête ni jambe ni tronc, il n’a qu’une main avec laquelle il tient le stylo et grave les sillons, une main fantôme sur le papier, comme cette autre main qui a écrit Mene Tekel sur le mur. Il ne parlerait pour rien au monde à la première personne, puisqu’il ne mérite pas d’être remarqué par le lecteur, puisqu’il n’est qu’un modeste exécuteur de la volonté divine et de la Providence qui a disposé que lui, spécialement lui, l’Auteur de ces Lignes, pour être présent au plus grand événement de l’histoire universelle, lorsqu’en effet le Chef des Troupes Cinghalaises a fait une déclaration sur l’Attentat Commis Contre le Chancelier Autrichien.

Seulement ce qui est bizarre c’est que si plus tard, le cœur palpitant, tu relis le magnifique compte rendu, tu te dis que tu as appris très peu de choses de l’opinion du Grand Chef. Le Grand Chef s’était contenté de dire : c’est comme ça, oui, oui ; ou bien on peut lire aussi que le Grand Chef s’est gratté la tête et a regardé pensivement ses pieds – le reste, les longs paragraphes, les rhétoriques bien ficelées, les tentatives pour faire parler le Grand Homme, qui encadrent son opinion, avaient pour source l’Auteur de ces Lignes..

Souhaitons au Lecteur de ces Lignes de lire une fois quelque chose d’intelligent.

Pour que quelque chose soit enfin remboursé des frais déboursés par le Lecteur de ces Lignes.

Car l’Auteur de ces Lignes est payé à la ligne.

L’Auteur de ces Lignes vit confortablement.

Bien mieux que le Grand Écrivain Célèbre, son prochain interviewé.

 

Pesti Napló, 14 octobre 1933.

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