Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
HAPPY ET
UNHAPPY
Cela fait longtemps
que la presse hongroise n’a pas accueilli un débat aussi excitant
que celui suscité par le succès de la pièce de Bús-Fekete[1].
Des dramaturges, des critiques, des
publicistes éminents ont pris la parole pour exposer leur avis
passionné. Les plus brillants d’entre eux étant aussi
collaborateurs de Színházi
Élet, je pense que c’est cette revue qui a vocation
d’éclairer le sujet.
Donc.
Sándor Márai,
Andor Pünkösti, Endre Nagy et
d’autres, représentants du despotisme artistique souverain de la
littérature, soulignent qu’on n’a pas le droit de changer la
fin d’une pièce, la soi-disant chute,
pour complaire au public, ou au nom de l’opportunisme, flatter les
goûts subalternes. D’un autre côté Sándor Hevesi[2] et des experts de théâtre se
réfèrent à la pratique qui attesterait que nombre de
chefs-d’œuvre ont été modifiés dans
l’intérêt d’une clôture heureuse ou malheureuse
si la politique théâtrale le souhaitait, et que c’est un
principe dramaturgique juste et salutaire.
Ces messieurs s’asticotaient les uns
les autres avec tous ces happy et unhappy, comme
naguère le Juif à
l’anneau[3] :
hapi, non hapi, hapi, non hapi, hep, hep, hep,
hep.
Fidèle à mes habitudes, je
souhaite exposer ma position en l’illustrant d’exemples.
Voyons, comment pourrait-on appliquer
à des pièces connues cette innovation moderne, digne
d’intérêt, une conclusion amovible, dévissable et revissable ?
N’oublions pas que la vie elle-même présente de nombreuses
solutions dans le monde des tragédies et des comédies
réelles – pourquoi quelqu’un ne pourrait-il pas exprimer
l’idée que la vie ainsi que son délégué le
public se choisiraient une des solutions possibles, selon leur goût.
Dans les pièces dont l’auteur
avait puisé le sujet et les protagonistes dans son imagination, la
transformation peut s’opérer avec une relative
simplicité ; la situation est plus ardue quand le sujet est attaché
à l’histoire ou un événement véritable, connu
de tous.
Voyez.
Dans le cas de la "Tragédie de
l’Homme" par exemple, bien que son sujet soit historique ou
plutôt qu’il soit l’histoire elle-même,
l’heureuse circonstance que vers sa fin la pièce fait un saut dans
l’avenir faciliterait considérablement l’affaire du
Théâtre Víg si un jour celui-ci
songeait à le programmer, avec quelques modifications. Car dire
qu’après la scène du temps présent viendrait le
phalanstère et le monde des esquimaux est tout autant une
hypothèse du poète que… Szakács
retourne chez Gombaszögi, ou qu’il
n’y retourne pas mais qu’il reste avec Ágai[4]. On pourrait donc imaginer de monter sur
la scène, non un phalanstère mais un énorme café
dans lequel Adam, le propriétaire, et Ève, la caissière,
Lucifer le premier garçon, heureux et allègres se
congratuleraient au rythme d’une entraînante musique de jazz de
n’avoir pas accepté jadis, cinq cents ans auparavant, le plan de
Roosevelt de dévaluer le dollar, et ainsi, la conjoncture ancienne
étant ressuscitée, ils iraient ce soir ensemble au
théâtre. La modeste tentative de happy end, ajoutée par
János Arany (« Homme, lutte et garde confiance »)
pourrait également être complétée en disant
qu’il y a erreur, la Terre ne se refroidit pas, au contraire, il fait de
plus en plus chaud, grâce au bienveillant monsieur Marconi qui transforme
l’Himalaya en boulets de charbon, ce qui permet à Hacsek et Sajó[5] de chanter le petit couplet suivant :
« Ne sois pas
tourneboulé,
Procure-toi plutôt des
boulets. »
ce qui est suivi par une réconciliation générale
et une course de trois jours à vélo.
Vraiment, je ne comprends pas Márai. Est-ce que ça ne lui est pas
égal de savoir si la Nora d’Ibsen retourne chez son époux
ou n’y retourne pas, selon la chute que la politique
théâtrale trouve plus attachante et plus actuelle ? Ibsen en
son temps avait prévu une fin triste et la solution qu’elle
n’y retourne pas. Mais il est fort possible que dans les circonstances
actuelles, y retourner lui semblerait plus tragique. Dans les conditions
économiques et politiques présentes, la décision de Nora
de ne pas y retourner n’est pas simplement rassurante, mais elle est
carrément comique, elle compte pour un bonheur des comédies
burlesques – sous réserve que plus tard elle ne change pas
d’avis, mais on peut l’en empêcher en finissant vite la
pièce sans lui en donner l’occasion. On peut aussi
éventuellement fermer la porte à clé et apposer un mot
à l’extérieur : je viens de partir, vous pouvez encore
me rattraper si vous vous dépêchez.
À mon avis Shakespeare ne se
retournerait pas dans sa tombe, sinon pour pouvoir mieux prêter
attention, si on trouvait une autre solution à la triste histoire du roi
Lear : Cordélia simulait seulement la
mort, elle se réveillera, fera la paix avec ses sœurs, elle leur
dévoilera l’adresse de la couturière qui travaillait pour
elle, mettant ainsi fin à de longues hostilités (« Cordélia se tait » y faisait allusion),
toutes trois font amende honorable auprès de leur père,
réunifient le pays divisé en trois et sous le titre "Les
trois Grâces" elles fondent un nouveau royaume.
Car par exemple, pourquoi est-ce
drôle que tous les protagonistes de Hamlet meurent au dernier acte ?
Ne serait-il pas possible d’arranger qu’Ophélie au moins
reste en vie lorsque le jeune Fortinbras survient
à l’enterrement de la famille décimée ? Ce
nouveau personnage, ce jeune homme vigoureux, ce Fortinbras,
là on pourrait faire quelque chose de nouveau, commencer une nouvelle
vie, et même si Ophélie ne l’a pas connu, lui, il a vu
Ophélie une fois, en passant, au théâtre, et depuis il
n’arrive pas à l’oublier. En tout cas il n’est pas
homme à envoyer une jeune fille au couvent. Je ne dis pas, il
n’est pas obligé de l’épouser illico, mais la
pièce pourrait se terminer par une allusion à peine voilée
concernant leur avenir commun.
En revanche l’histoire de Cyrano de
Bergerac est indubitablement et franchement démodée, même
si elle a été écrite dans un passé proche. Moi je
ne la présenterais pas sous sa forme ancienne, je ne me laisserais pas
ridiculiser devant le public, en sorte que la tragédie d’une
personne et l’issue de l’intrigue dépendent du nez trop
grand de quelqu’un, alors que plus personne n’ignore que la
réparation d’un nez trop grand est l’affaire d’une
simple intervention de la chirurgie esthétique, en dix jours,
convalescence comprise.
Jusqu’ici tout va pour le mieux, mais
que faire avec les pièces historiques ?
Il est certain que l’affaire
d’Elisabeth d’Angleterre et du comte d’Essex ne se
prête pas facilement à une réconciliation, de même
que cette autre affaire entre Elisabeth et Marie Stuart. Mais que pouvons-nous
faire contre les historiens de mauvaise volonté qui s’opposent sur
le commérage selon lequel Elisabeth aurait envoyé les deux à
l’échafaud ? Pourtant quelle bonne idée ce serait de
rapprocher ces deux victimes au triste sort ! Ah, si le public
était composé seulement d’âmes innocentes, comme la
comédienne de l’anecdote qui avait jeté furieusement
à terre l’histoire de la vie de Napoléon, parce que
quelqu’un n’avait pas tenu sa langue et lui avait
révélé la fin, qu’il périrait à Sainte
Hélène, alors qu’elle comptait sur un happy end !
Quelle belle fin on pourrait imaginer pour l’Aiglon, le prince de
Reichstadt, le présenter à Fanny Elssler[6], faire la paix entre le Ban Bánk et Melinda, réconcilier Brutus et Jules
César sous la bannière de la pensée de
l’unité nationale latine, aux ides de mars !
De toute façon – happy
end ! C’est une chose relative, mon cher public.
Hier soir nous avons organisé un
rami à deux avec un éminent directeur de théâtre, en
présence de trois maîtres. J’ai perdu. À mon sens
cette issue n’était pas un happy end, pour lui ça
l’était.
Színházi
Élet, 1933, n°48.
[1] László Bús-Fekete (1896-1971). Auteur de pièces de boulevard.
[2] Sándor Márai (1900-1989). Écrivain. Andor Pünkösti (1892-1944). Directeur de théâtre. Endre Nagy (1877-1938). Journaliste. Sándor Hevesi (1873-1939). Dramaturge.
[3] Titre d’une comédie de boulevard.
[4] Acteurs de théâtre.
[5] Célèbre duo de clowns
[6] Fanny Elssler (1810-1884). Danseuse autrichienne, un temps maîtresse du duc de Reichstadt.