Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
SIGNAL
D’ALARME
- Vous devez soit payer l’amende, soit aller
en prison, dit le juge avec sévérité, pour
dédommager les Chemins de Fer de l’État, pour avoir
abusivement tiré le signal d’alarme.
- Abusivement ?
- Oui, abusivement. Le
règlement stipule qu’un passager peut tirer le signal
d’alarme dans le cas où sa vie ou celle d’autres passagers
sont en danger. Mais vous, lorsque vous avez fait arrêter le train en
rase campagne, vous n’avez pu mentionner aucune raison acceptable pour
avoir tiré le signal d’alarme, et d’ailleurs au cours de
votre audition au tribunal vous avez aussi donné des réponses
évasives.
- J’ai souligné
qu’une fois arrêté en rase campagne je suis
immédiatement descendu du train et j’ai continué à
pied jusqu’à la ville suivante.
- Oui, mais vous n’avez pas
précisé pourquoi. Vous aviez peut-être des raisons
personnelles, mais ce n’est pas du ressort des Chemins de Fer de
l’État. Je répète, le signal d’alarme ne peut
être tiré que si un danger imminent menace…
- Alors écoutez-moi, Monsieur
le Juge, je vais vous expliquer ce qui s’est passé. Le chef de
train qui a porté plainte, a peut-être précisé dans
le procès-verbal que dans mon compartiment il y avait aussi…
- Seule une dame s’y trouvait,
nous le savons. Le chef de train a proposé la dame en tant que
témoin, mais j’ai considéré comme inutile de la
convoquer, puisque c’est vous
qui devez prouver que vous aviez une
raison de tirer le signal d’alarme, et non les Chemins De Fer le
contraire.
- Ouais… c’est
dommage… ou plutôt… c’est tant mieux que vous ne
l’ayez pas convoquée, Monsieur le Juge. Comme ça au moins
je peux parler librement. Cette dame… cette dame…
- Alors, qu’est-ce qu’il y
avait avec cette dame ? La connaissiez-vous auparavant ?
- Non, pas du tout, nous avons fait
connaissance dans le train… J’ignore son nom, aujourd’hui
encore… Vous savez comment sont ces choses… Je dois vous dire que
c’était une jeune femme très bien de sa personne…
- Je vous en prie, ça ne
regarde pas la justice…
- Mais excusez-moi, cela concerne
l’affaire. Autrement qui me croira qu’entre l’entrée
par la frontière jusqu’à Szentmiklós
– une petite heure en tout – je savais tout d’elle à
part son nom – dans quel couvent elle a été
élevée, qui était ce comédien célèbre
dont, jeune fille, elle était amoureuse, comment ses parents l’ont
forcée à se marier, à quel point elle n’aime pas son
époux et rêve de le quitter et de partir un jour avec un inconnu,
dans l’inconnu… en Italie… sur un coup de tête et sans
réfléchir… avec un homme qu’elle ne connaîtrait
que depuis une heure… mais qu’elle saurait aimer à la folie
si elle trouvait en lui un homme de courage et d’imagination.
- Ah, ah.
- C’est comme ça. Et
quand elle parlait de courage et d’imagination, on s’approchait justement
de la gare suivante d’où une correspondance partait
immédiatement vers l’Italie… Monsieur le Juge, je me
connais… J’ai déjà traversé quelques
désagréments dans la vie… Et en matière de courage
et d’imagination je sais que le premier est influencé par la
dernière… Je vous répète que la dame était
très jolie… Et elle me plaisait plus encore que n’importe
quelle autre jolie femme… Monsieur le Juge, moi, si on fait appel
à mon courage… En l’occurrence une jolie femme qui en sus me plaît… Monsieur le Juge… je me
connais… alors je suis un homme perdu… ma vie est bien plus en
danger que si j’avais été attaqué par un
malfrat… Une seconde m’a suffi pour entrevoir la situation…
et Dieu merci il y avait suffisamment de lâcheté et
d’instinct vital en moi pour… à l’instant-même
où… ayant débité ses allusions… la dame…
dont j’ignore même le nom… de derrière ses cils qui
voilaient ses yeux… avec son sourire d’attente… s’est
tournée vers moi… et a dit simplement : « alors
– à quoi pensez-vous maintenant ? » - et alors
moi, à la place d’une réponse ou d’une
déclaration, j’ai brusquement tiré le signal
d’alarme, arrêté le train, je suis descendu et j’ai
continué à pied jusqu’à Szentmiklós.
Je vous ai tout dit – jugez vous-même si je dois payer une amende.
- Oui, vous devez, dit le juge sans
hésiter, et vous devez la régler dans les soixante-douze heures.
Il se leva et l’audience fut close.
Mais avant de sortir, il se pencha près de l’oreille du
contrevenant.
- Réjouissez-vous de vous en
tirer à si bon compte, lui souffla-t-il à l’oreille, moi
j’aurais fait meilleure affaire si vous n’aviez pas
été aussi couard et si vous aviez laissé ce signal
d’alarme en paix… Si je n’ai pas cité la dame à
cette audience, c’est parce que… depuis les premiers
interrogatoires des témoins… j’ai compris que je connais
cette dame personnellement…
Et en sortant lentement de la salle
d’audience, il ajouta encore mélancoliquement :
- Et… dans les locaux officiels
de l’administration, hélas, il n’y a pas de signal
d’alarme…
Színházi
Élet, 1er décembre 1933