Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Le vieux et le jeune
L’écriture de mon article d’aujourd’hui
ne sera pas trop fatigante pour moi. Je vous préviens : je le
remplirai pour une bonne part de citations. J’hésite encore sur
l’intitulé, à qui devrais-je le destiner : à
des foules ou à des personnes particulières ? Devrais-je
rester fidèle à la formulation "mon cher lecteur", ou
devrais-je choisir la forme d’un manifeste et m’adresser aux
"Peuples de l’Europe !", ou bien devrais-je rester modeste
et bon enfant à l’instar de Kelemen Mikes[1], postant ma lettre à une
"chère Tante" imaginaire ? Non, ce n’est pas une
question d’intitulé que la Pensée Rédemptrice
s’avère être une vérité éternelle ou
bien une vulgaire ineptie, que l’aphorisme de Proudhon transforme un
monde avec une force fondatrice, alors que la proclamation radiophonique
secouant des millions de gens est emportée par le vent, sans même
laisser de trace à la surface des âmes.
Le plus approprié serait
peut-être de coller à l’actualité et de commencer
ainsi : Citoyens des Universités !
Citoyens des universités, à
Budapest et à Szeged qui exigez, comme jadis dans les journées de
mille huit cent quarante-huit, certaines mesures du gouvernement et des
professeurs[2] , dans le feu de votre zèle, au
titre "des prérogatives de la jeunesse immortelle",
chers jeunes gens, qu’il me soit permis de monter une minute en
chaire, écoutez-moi. Je ne veux ni vous échauffer ni vous
freiner, je ne vous fais pas un cours supplémentaire, il s’agit
d’un cours ordinaire, partie de votre programme, et même pas
nouveau – disons comme ça : un petit rappel. On en viendra
vite au bout, puis, si cela vous tente encore, vous pourrez retourner en
courant dans le couloir, la rue, manifester, interpeller, constituer des
délégations.
Je pourrais le mettre entre vos mains pour
lecture, mais le texte original a été écrit en
français, et d’après les bruits qui courent sur votre
compte et que j’entends ces temps-ci à gauche et à droite,
je soupçonne fort que vous avez certains retards dans la pratique de la
noble langue française (à l’exception des étudiants
linguistes que je respecte sincèrement) et que vous ayez plutôt
choisi l’allemand comme matière facultative.
Ce texte est en français. Il vient de paraître dans
l’hebdomadaire L’Illustration,
sous la forme d’une série d’articles. Son auteur est un
monsieur d’un certain âge, il s’appelle André Tardieu,
son métier serait ministre à la retraite, mais si Dieu le veut,
il reprendra du service.
L’article qui clôture la
série a paru cette semaine. L’auteur y résume le tableau qu’il
a peint des courants intellectuels et politiques de l’Europe, il les
résume et il en tire ses conclusions.
Je vais en citer quelques phrases de
mémoire.
*
« J’ai indiqué les
sources les plus importantes des maux politiques et sociaux ; j’ai
parlé de quelques remèdes, ceux-ci ne sont peut-être pas
suffisants, mais ils sont en tout cas nécessaires. »
« La France ne voit pas
clairement sa tâche, et elle conçoit encore moins ce qui va
au-delà… Le problème ne se limite plus à la
façon de conduire la politique et la société de notre
pays, c’est toute la civilisation humaine qui est en jeu. »
« Le terme civilisation en
français est l’équivalent du terme liberté. Vivre
libre, parler librement, penser librement, sans risquer pour cela la prison et
la mort : c’est l’essentiel de la tradition française.
Cette tradition, nous l’avons tirée toute prête des sources
premières de la morale humaine et de la raison humaine : les
notions de base en ont été bâties par la civilisation
grecque. L’empire romain, l’Église catholique,
l’humanisme, les philosophes de l’Europe l’ont
représentée, l’ont fait passer les uns aux autres, dans un
enchaînement continu aux tournants des siècles enchevêtrés. »
« C’est d’elle
qu’a germé la notion du droit… dont les aspects sociaux sont
inséparables du respect de l’individu… Même le rang
impérial, la France ne l’a offert à celui qu’elle en
croyait digne que contre la garantie que celui-ci serait gardien et protecteur
du droit humain suprême : la liberté
individuelle. »
« …l’évolution
des idéaux. L’université de Paris est le premier
modèle des universités anglaises et allemandes, elle garantit la
liberté de la recherche, de la critique, de la méditation… »
« …c’est seulement
pour la défense et derrière le bouclier des idéaux
français de liberté, en tournant ce bouclier contre la France,
que les vaincus ont pu faire échouer Napoléon… »
« …un siècle est
passé depuis, mais la France persiste pour soutenir la Pensée.
Elle donne toujours la même interprétation à la
Déclaration des Droits de l’Homme : "nous appelons
liberté la possibilité de faire tout ce qui ne nuit pas à
autrui". Il y a deux moyens de détruire la liberté : la
réaction et la révolution. »
« Dans les
"régimes" d’aujourd’hui il y a sans aucun doute
une certaine morne grandeur. Ses représentants sont des hommes
talentueux. Mais ces régimes et ces hommes tuent tout ce qui vaut la
peine d’être un homme. »
« …l’idéal de
l’État (tel que l’imaginent Hegel, Fichte, Marx) n’est
pas notre idéal. Ce n’est même pas un idéal européen…
Je demande pardon aux dictateurs actuels de l’Europe, mais Attila,
Mahomet, Gengis Khan et Tamerlan se connaissaient tout de même mieux
à l’organisation et à la mobilisation des
masses… »
« …mais depuis ce temps on
a fait brûler des livres dans les rues de Berlin, à l’instar
d’Omar qui a fait incendier la Bibliothèque
d’Alexandrie… Et on y a chassé les Juifs, comme les anciens
peuples d’Asie ont chassé l’étranger… »
« …cette guerre serait
plus horrible que toutes les autres guerres antérieures… L’Allemagne
de Guillaume II ne faisait que déchirer des parcelles de nos
terres… l’Allemagne d’aujourd’hui veut détruire
le sens de notre vie… »
« …c’est contre tout
cela que le dix-septième et le dix-huitième siècle ont
élevé la parole de la conscience… »
« Telle est la situation. Pour
tous les êtres enthousiastes, chargés de
responsabilités. »
« …si nous laissions les
événements nous précéder, notre peuple qui
autrefois représentait la dignité de la civilisation avec une foi
plus fidèle que tous les autres peuples, trahirait non seulement son
propre passé, mais aussi l’avenir de
l’humanité… »
« Nous devons choisir : ou
bien nous sauvons, pour nous et nous tous, l’Idéal, en le
purifiant de toutes les saletés qui s’y sont
déposées, ou bien nous croulerons sous son poids. »
« Pour ma part j’ai
choisi : il convient de rétablir l’Autorité de la Loi,
afin de sauver la Liberté. »
*
C’est ce que je voulais citer, mes
chers enfants.
Et maintenant, allez manifester et
interpeller.
Vous, les jeunes.
C’est le message que vous adresse le
vieux Tardieu.
Pesti
Napló, 13 décembre 1933.