Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher les textes en hongrois

CADEAU PASCAL           

En d’autres termes : Baisse du prix des œufs à Budapest

 

Sans quoi ce serait très simple. Le cadeau de Noël, au-delà du sacrifice, exige aussi un mal de tête : que diable vais-je acheter pour ce méchant qui déjà l’an dernier a fait la moue – c’est moi qui dois deviner ce dont un autre a besoin. Fort heureusement (tout au moins jusqu’à présent) le cadeau pascal était remplaçable depuis des siècles par un symbole prescrit : on achetait ou un œuf, ou un lapin, dans le meilleur cas véritable, dans le pire cas en chocolat. Or cette année il paraît que ça cloche. Les gens, surtout les dames, ont pressenti le vent de l’embellie économique, et elles ont prévenu à temps leurs amis élégants qu’en ce qui concerne l’œuf, merci bien, elles en ont suffisamment à la maison – en outre, en matière ovale elles refuseraient de les brouiller sauf s’il s’agissait d’œufs brouillés d’or à partir d’œufs dorés de poules aux œufs d’or. Donc on repart à zéro, tout comme à Noël. Pour ma part, si j’étais une poule, je réglerais volontiers le problème : ne pouvant faire autre chose, je pondrais moi-même les œufs d’or pour ceux ou celles qui y tiennent – mais comme je ne sais pas couver, je me contenterai de caqueter de la poésie. Cette fois j’ai ici l’honneur de proposer mes cadeaux à mes amis très chers, en observant que si je n’ai pas d’argent, j’ai de l’imagination à revendre.

 

Donc :

 

À Gömbös[1], une invitation pour une visite circulaire chez tous les chefs d’États.

À Dollfuss, un œuf de Pâques malgré tout, mais aménagé en bureau de travail.

À Hitler, un abonnement pour toute l’année au restaurant de Monsieur Stern.

À Marinetti un chapeau en forme de chaussure et des chaussures en forme de chapeau.

À Bernard Shaw, la biographie d’Emmanuel Kant, comme sujet pour une opérette.

À Thomas Mann, la biographie du clown Jancsi, thème pour un roman sérieux en quatre volumes.

À Pirandello, six agents de théâtre qui cherchent une rengaine.

À Staline, le portrait de Hetényi grandeur nature.

À H. H. Ewers, un bavoir et un pantalon marron.

Au Prince de Galles, un de mes vieux manteaux passés de mode, pour qu’il se fasse faire le même, et que je puisse de nouveau porter le mien.

À Piccard, un tuyau apporté par le vent sur une découverte d’importance.

À Einstein, ce qu’il m’enverrait, lui, puisque tout est relatif.

À Roosevelt, un parachute pour le dollar.

À Ford, plus d’intervenants à la Société des Nations, au sujet du bon usage du cheval-vapeur.

À Rockefeller, cinq pengoes, on dit qu’il aime l’argent.

À Chaplin, du coton pour ses oreilles, pour le cinéma parlant.

À Mistinguett, une boîte de glandes simiesques.

À Greta Garbo, une information authentique, l’informant que Bergner[2] a quitté très déçu la Reine Christine.

À Bergner, la même chose, à l’envers.

À Erika Patser, épouse du prince suédois, un titre de "majesté" au royaume de l’amour.

À Gitta Alpár, un fils, des jumeaux.

À Gustav Fröhlich, une petite fille, des jumelles.

À Culbertson[3], une enchère bien en chair.

À Alekhine, un handicap d’une tour, de la part de Maróczy.

À Artúr Bárdos, de la place pour le public.

À Voinovich, la Tragédie de l’Homme à Vienne, à titre d’invité.

À Sándor Hevesi, le tableau récapitulatif des succès de l’année du Théâtre National.

À Margit Bethlen, qui prépare son rôle dans la pièce Éléphant, un petit éléphant d’argent (comme elle a reçu un hanneton après la première du Hanneton.

À Zsigmond Móricz, une femme qui ne s’en mêle pas.

À Dezső Kosztolányi, deux boîtes de produit de nettoyage de la langue.

À Dezső Szomory, une douzaine d’adjectifs.

À Ernő Szép, un litre de neige conservée de l’hiver dernier.

[…]

À Lajos Hatvany, une typographie redressée dans la rubrique hymen des journeaux.

À Lili Hatvany, une page dans Szinházi Élet sur sa pièce à elle.

À Lili Doblhoff, une invitation au dîner de présentation de l’ambassade soviétique.

À Sári Fedák, une correspondance directe entre Szerdahely et New York.

À Franciska Gaál, un passe gratuit pour sortir d’un film et entrer dans un autre.

À Ilona Titkos, un nombreux public.

À moi-même, une résurrection et tous les œufs restants, une licence d’exploitation d’un commerce d’œufs en gros,

et enfin,

À l’œuf pascal, qu’on lui fiche enfin la paix, pour qu’enfin quelque chose puisse en sortir, si rien d’autre, un poussin sur la table du poète.

 

Színházi Élet, 1934, n°15.

Article suivant paru dans Színházi Élet



[1] Gyula Gömbös (1886-1936). Premier ministre.

[2] Elisabeth Bergner (1897-1986). Actrice autrichienne.

[3] Ely Culbertson (1891-1955). Champion de bridge américain ; Alekhine (1892-1946). Champion du monde d’échecs ; Géza Maróczy (1870-1951). Grand maître d’échecs.