Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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CONVERSION D’UNE ÂME PAÏENNE

Annonce solennelle

Conversion d'une âme païenne lui, l’instant est solennel. Bien que dans son aspect extérieur il ne ressemble pas au célèbre tableau de Benczur[1], "Le baptême de Vajk", où le dernier Mohican de l’antiquité, le Hongrois païen, courbe sa tête obstinée sous l’eau baptismale dans cette église d’une richesse byzantine ; et je ne peux même pas vous offrir la vision poignante de Constantin – même si aucun autre témoin que mes deux amis fidèles, mon palefrenier et mon écuyer, Stylo et Papier, n’est présent à l’acte considérable de l’annonce de ma conversion. Néanmoins cette conversion, du point de vue de la Nouvelle Église à laquelle je demande mon admission par la présente, augure, je l’espère, un profit au moins aussi grand qu’était celle de Saül pour l’église chrétienne.

Je considère qu’il est de mon devoir d’annoncer ma conversion avant tout autre à mon Lecteur, devant lequel je me présente depuis un quart de siècle dans la vieille armure des dieux, qualifiés désormais de païens ; j’étais en effet un des modestes apôtres de l’Étincelle Divine Révélée dans l’Esprit Individuel, prédicateur de l’âme et de l’esprit rédempteurs exprimés dans le moi humain, et autres enseignements rétrogrades, dépassés et en en voie de disparition.

Je dois avant tout ma conversion au lecteur et par le truchement du lecteur, aussitôt  et sans transition, à mon père spirituel, missionnaire et mentor, qui m’a ouvert les yeux et m’a introduit dans le Salut de la Nouvelle Religion, monsieur Gottfried Benn[2], l’auteur de la bible éditée récemment à Berlin, intitulée "Der neue Staat und die Intellektuellen".

C’est en lisant cet ouvrage que s’est déployée en moi la Grande Transformation – ce livre a atteint son but, détruire en moi l’homme ancien et remettre le flambeau entre les mains de l’homme nouveau.

En effet, ce livre m’apprend, j’ai envie de dire, plus lumineusement que la lumière du Soleil, dans quelle obscurité j’ai vécu jusqu’ici.

Lui-même, fondateur de religion et auteur de ce livre, a aussi, selon ses dires, vécu cette transformation. Écrivain de renom et d’excellente culture, il appartenait aux représentants de "l’intelligentsia spéculative" dans "l’atmosphère artistique" de l’ancienne Allemagne pourrissante, et en cette qualité il était persuadé que ce qu’on appelle l’Esprit et la Pensée, c’est-à-dire l’intelligence, étaient, du point de vue de la société, la propriété et la faculté les plus précieuses de l’être humain.

Le hasard que l’on peut qualifier de bizarre et d’heureux a voulu que plongé dans cette obscurité, cette Noirceur de l’Esprit, il s’éveillât à son errance au moment même où les événements (la naissance du Troisième Reich) ont rendu le sol favorable pour qu’il diffuse sans obstacle sa Nouvelle Foi, sa Nouvelle Conviction.

Quel apôtre enviable décidément !

Il choisit l’été pour se rendre compte que la chaleur est une chose saine et convenable !

Heureux philosophe de l’histoire dont les calculs produisent leurs résultats précisément le dix-huit brumaire, promotion de Napoléon en premier consul : il découvre que la France et le monde ont besoin d’un seul homme, le reste est sans importance, puisque par hasard cet homme est justement Napoléon !

Il faut dire que le livre de Gottfried Benn est un petit chef-d’œuvre d’opération algébrique qui, en partant de deux postulats de l’histoire de la race humaine, Adam et Ève, met en évidence les erreurs issues des calculs antérieurs, et grâce à la méthode d’une nouvelle base des calculs, il parvient à l’unique solution correcte de la Grande Équation, au déchiffrement final du temps, à la Loi Binomiale et à la Thèse de Pythagore qui expliquent et solutionnent tout, dont le nom est : le Chef.

Il est particulièrement captivant de voir comment tous ces gens qui jusqu’ici cherchaient la vérité, Platon et Giordano Bruno, Voltaire et Darwin, ont pu persister dans une si grave erreur, comment ils ont pu ne pas voir ce que maintenant Gottfried Benn leur explique enfin.

Tous ces gens (et avec eux nous autres) croyaient que l’organe le plus important de l’homme est le cerveau, et ce qui donne utilement élan au progrès et à l’évolution est le produit de celui-ci, la pensée.

Grave erreur.

Le cerveau n’est nullement un organe important, d’autres organes, par exemple les glandes, jouent un rôle plus essentiel – mais le plus important au-dessus de tout est le sang, le "liquide spécifique" de Goethe dont Benn vient maintenant de découvrir ce qui lui donne sa spécificité : il exprime la substance de l’individu vivant dans l’espèce, son rôle et sa fonction donnés dans la substance.

Ce rôle et ce programme sont clairs pour Benn.

Étant donné que tout individu humain est une molécule de son espèce et qu’on ne peut déterminer sa valeur qu’à l’échelle des propriétés raciales, instincts raciaux, accumulés en lui (même dans son être corporel, l’individu possède une valeur égale à la quantité de spécificité raciale qu’il dénote), il remplit au mieux sa vocation si, renonçant à la pensée individuelle qui entrave l’Entité Raciale, il met à la disposition de l’État représentant la race exclusivement celles des parties de son corps qui soutiennent la grande harmonie : il considère que son cerveau et la sécrétion de celui-ci, la pensée, sont des produits secondaires pathologiques d’une glande dégénérée qu’il convient de faire régresser d’urgence. C’est de cette façon qu’il deviendra une cellule saine et constructive au service de l’être vivant gigantesque nommé l’État…

En effet, dans cette nouvelle religion l’État est un être vivant gigantesque. Il est composé de cellules, il a des organes, un foie et des reins.

Le païen naïf enraciné dans sa foi ancienne intervient ici naïvement et avec une joie maligne : s’il est un être vivant, et qui plus est, de forme humaine, alors il doit en principe avoir un cerveau, un organe central, un être qui est responsable du tout, qui dirige tout, qui agit au nom de l’ensemble.

Oui, absolument. C’est exact.

Cet être central, ce cerveau, incarne tout l’État, toute l’espèce et toute la nation, les autres lui doivent une obéissance aveugle – cette incarnation de la Pensée Historique et de la Volonté Biologique, ce dépositaire du futur de la nation et du savoir infaillible de la progression vers l’avenir, cette personne qui exprime toute une race et toute une nation en un unique individu, par conséquent différente de tout autre individu, qui exige la reconnaissance absolue et la confiance aveugle de tout autre individu, est le Chef. Il est en une seule personne le cerveau, l’objectif et la raison de la Nation, la Race ou l’État, le Totem et le Tabou magnifiques de leur instinct et le Visionnaire de leur volonté pressentant la voie de la victoire et du progrès, il n’est responsable devant personne, de même qu’un cerveau (tant qu’on avait le droit d’en avoir un) n’était responsable ni devant les poumons, ni devant les rotules, mais tous étaient responsables devant lui, car selon une loi mystérieuse et archaïque de la Logique de l’Histoire, c’est nous qui sommes pour lui et ce n’est pas lui qui est pour nous le Chef, le Conducteur, le Responsable qui détient le pouvoir et la gloire, prononçons le mot simplement mais solennellement : le dieu de la nouvelle religion.

Mais à quoi bon s’éterniser dans les explications.

Celui qui n’a pas lu le livre de Gottfried Benn ne sera pas aidé par mes arguments et explications balbutiantes pour comprendre de quoi il s’agit. Il faut vivre ce livre comme il l’a vécu lorsqu’à l’aube de l’ère naissante nouvelle, dont le Soleil part de la frange de l’horizon de l’Allemagne pour conquérir le monde, en jetant les béquilles des "spéculations" et des "réflexions" dépassées, il s’est éveillé à la seule justice salutaire dans l’ivresse du flamboiement des instincts archaïques qui couvaient en lui.

Eh bien, c’est la même chose qui m’est arrivée aussi.

Pendant que je lisais j’ai essayé de résister au début : je tentais de me concentrer sur le sujet, de méditer, de comparer les phrases du point de vue de la conformité et de la cohérence (dans quelle mesure l’une justifie l’autre) selon la méthode ancienne – j’avoue honteusement et repentant que parfois je suis même revenu sur des pages précédentes parce que j’avais du mal à comprendre comment quelqu’un peut prétendre le contraire de son affirmation antérieure. Mais plus tard j’ai été entraîné par la force visionnaire de la foi et de la conviction germée de l’instinct, je réussissais à court-circuiter les maudites survivances blotties en moi, être archaïque (en effet, selon l’enseignement de Benn, l’individu intelligent, l’homo sapiens, est une forme rudimentaire des espèces), autrement dit ma raison s’est arrêtée, et à partir de ce moment-là le Verbe a agi sur mes nerfs comme la manne céleste, jusqu’à l’instant qui allait survenir : l’Instant de la Conversion.

J’ai déposé le livre convaincu, la bible à la Gottfried Benn a ébranlé tout mon intérieur, m’a retourné de moi-même et m’a converti : l’apôtre de la Nouvelle Religion m’a convaincu.

Je déclare donc solennellement par la présente que je me joins à la vision du monde de Gottfried Benn.

Tout est comme il le dit.

Avec lui je crois et je déclare que la Raison, la Compréhension et la Connaissance individuelles, la sainte trinité de la vision d’une ère ancienne, individuelle, est révolue, c’est une méthode incorrecte et erronée, qui ne permet pas de parvenir à la vérité.

Avec lui je crois et je déclare que l’individu ne doit ni spéculer ni critiquer, il doit aveuglément se soumettre à la Vision et la Volonté infaillibles, représentées par leur incarnation élue, le Chef.

Je suis parfaitement d’accord avec Benn pour dire que dans le nouveau monde naissant l’intelligence doit rester en retrait et céder la place à ce représentant incarné de la volonté de l’espèce, de la nation et de l’État.

Il ne reste plus qu’un minuscule écart de vue dans une chose insignifiante.

Ce n’est pas essentiel, je l’observe juste comme accessoirement, puisque cette minuscule différence ne concerne pas du tout l’Enseignement lui-même, elle est plutôt de nature formelle, du domaine des dénominations, de la terminologie, je pourrais dire une question de grammaire.

En effet, selon Benn, la Volonté infaillible et l’Incarnation Raciale susmentionnées, par conséquent le digne dépositaire du sceptre du Chef, est actuellement Adolf Hitler.

C’est une erreur. Disons comme ceci : un abus de langage.

À la place d’Hitler, disons plutôt : le modeste auteur des présentes lignes.

Non mais des fois !

Ce n’est pas le nom de la personne qui compte pour moi, quel que soit son nom, Docteur, il est tout de même bizarre que ce type-là n’arrête pas de hurler et de répéter qu’il est dieu.

Tout d’abord, Monsieur l’infirmier, comment un homme peut-il être un dieu, n’est-ce pas ? Il n’y a qu’un type totalement fou pour dire des inepties pareilles.

Deuxièmement, comment pourrait-il être dieu, alors que dieu c’est moi ?

 

Pesti Napló, 10 juin 1934.

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[1] Gyula Benczur (1844-1920). Peintre hongrois.

Vajk : Nom païen du futur roi Saint-Étienne avant son baptême.

[2] Gottfried Benn (1886-1956). Écrivain allemand, d’abord rallié au national-socialisme, il a pris ses distances par la suite.

Der neue Staat und die Intellektuellen : Le nouvel état et les intellectuels.