Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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AFFAIRES PRIVÉES ET AFFAIRES PUBLIQUES

Ou : pourquoi la bande porte-t-elle un chapeau de paille été comme hiver ?

Pourparlers théâtraux.

Un pratiquant du journalisme ordinaire, mais même un publiciste chargé d’une responsabilité éthique plus élevée, ne peut choisir cette semaine l’objet de son éditorial hebdomadaire selon la loi de son développement intérieur : il est contraint de coller à l’actualité, autrement dit, il doit attendre de voir s’il ne se passe pas un éventuel événement le vendredi, ce qui refoulerait à l’arrière-plan un autre événement qui mardi paraissait encore susciter un certain intérêt. Pour me prendre moi-même en exemple, n’ai-je pas noté dans mon calepin avant-hier que je devrais m’immiscer dans le débat qu’a suscité dans la presse la déclaration de mon ami comédien Ferenc Kiss[1] parmi les membres de la troupe du Théâtre de la Gaîté qui joue du cirque ? Toutefois je n’ai pas écrit mon article sur le champ, j’ai préféré attendre jusqu’à dimanche, car nous, enfants de la génération de l’Histoire, sommes habitués à ce qu’il se passe quelque chose dans le monde extérieur, chose par rapport à laquelle paraîtrait ridicule la discussion futile qu’un comédien ceci ou cela, l’art théâtral comme ci ou comme ça, si c’est Diderot qui avait raison ou plutôt Aristophane, sans même parler de l’excellent Somlay qui a si bien rabroué Ferenc Kiss que celui-ci a claqué la porte du syndicat des artistes. À mon avis, bien sûr, cela ne s’est pas passé de cette façon, le casus belli en question s’explique chez eux par une confusion des notions, ils se sont mal compris ; en revanche une révolution de gangsters a éclaté hier à Vienne, ce brave petit Dollfuss[2] intelligent, courageux et enthousiaste a été honteusement assassiné, l’Europe est prise d’un haut-le-cœur – qui s’intéresserait alors à une discussion de principes sur la substance de l’art ?

Sauf si j’initie le lecteur à un des trucs du journaliste, rendu possible par sa capacité de trouver les tenants et aboutissants instructifs entre les sujets intéressants et les sujets sans intérêt, qu’ils soient d’actualité ou dépassés.

 

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Bien sûr, un drame de l’histoire est une affaire publique, or un drame théâtral n’est qu’une affaire privée, même s’il ne s’agit pas des rôles mais des comédiens qui les jouent. Puisque c’est justement cela qui était en cause lorsque les comédiens du théâtre de la gaîté ont refusé l’animadversion de Ferenc Kiss, et ont unanimement déclaré que ça ne regardait personne comment ils gagnaient péniblement leur pain, avec une tragédie de Shakespeare ou de l’équitation ; le confrère qui a un bon traitement, peut choisir "d’un point de vue artistique" parmi les rôles offerts, il peut "rougir de honte" (comme il l’a dit) en voyant que d’autres confrères se font gifler par des clowns dans un manège, considérant que cette gifle n’est pas adressée au comédien, mais à l’art théâtral éternel et immortel, au seul profit de l’avare directeur du théâtre qui cherche à gagner de l’argent n’importe comment.

Drame historique, drame théâtral, tragédie du comédien…

Où chercher un trait commun ?

J’ai l’impression que dans la confusion des notions avec laquelle nous prononçons des sentences sous la pression partiale des passions, nous ferions mieux de méditer un instant sur les causes et sur l’essentiel, découlant de la nature même des tragédies.

Dans les jugements portant sur l’histoire, les oppositions étant plus fortes, cette confusion des notions est encore plus évidente.

 

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Voyons le cas moindre, le cas artistique.

La question n’est pas de savoir ce qu’est l’art (laissons cela aux livres scolaires), mais ce que nous entendons, conformément à notre expérience humaine commune.

Sans doute quelque chose qui sera exprimé par un unique individu, mais qui pourtant exprimera « le désir, le sentiment, la passion ou la pensée de toute l’humanité, ou, soyons plus modestes, ceux du public (ou de la communauté) ».

Un unique individu dans lequel ces caractéristiques humaines universelles deviennent également une conception valable pour tout l’univers, un principe qui explique l’univers d’un unique point de vue, à l’instar de tout autre système scientifique, social ou politique proclamant des lois générales.

Les conceptions artistiques généralisent (c’est pour cela qu’elles sont artistiques !), tout autant que les autres s’occupant des foules et de leur destin : elles mettent en avant un seul, mais cela concerne le monde entier. C’est ainsi que l’on peut parler de visions du monde d’écrivains, de peintres, de sculpteurs, et ces visions du monde englobent le monde dans son entier, sans en couper des tranches : pour un écrivain tout phénomène exprime une pensée, pour un peintre tout phénomène représente une forme et une couleur. Comme pour le comédien, un rôle. Il joue un rôle, le ciel et la terre, l’espace avec ses étoiles, le pommier en fleurs sont pour lui une forme extérieure et un sens intérieur.

Il ressent, il veut faire sentir et faire accepter une vérité philosophique par cette conception, de la même façon que Platon ou même Newton : une solution cohérente du secret de l’existence.

C’est pourquoi la personnalité du comédien est l’affaire publique des foules (faire valoir cette personnalité, laisser épanouir ses capacités propres, est de notre intérêt commun), de même que la personnalité des hommes politiques, des savants ou des chercheurs.

D’après Suarez[3], à l’époque de Napoléon deux forces équivalentes se faisaient face dans le monde : la volonté de Napoléon et l’humanité contemporaine tout entière. Laquelle l’a emporté, même aujourd’hui on ne peut en décider (à mon avis celle de Napoléon), mais j’affirme que non seulement la personnalité de Napoléon, mais celle d’un grand comédien dans le rôle de Napoléon joue un rôle primordial dans la formation du destin des générations à venir, par l’influence que "sa conception" exerce sur les foules.

 

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Chers comédiens du Théâtre de la Gaîté, sans préjuger de la légitimité de l’avis d’une des parties, je suis malheureusement contraint de constater que pour la forme (peut-être par hasard) dans ce débat Ferenc Kiss est plus près de la vérité telle qu’esquissée ci-dessus, pour la simple raison que ce débat s’est déroulé en public, c’est-à-dire devant le public.

Vous avez oublié ce détail.

Vous avez parlé de l’existence du comédien, et pour le faire vous vous êtes référé aux droits souverains individuels de l’artiste, qui représente en effet une moitié de la vérité.

Comme je viens de l’expliquer, l’affaire privée d’un comédien est en réalité une affaire publique. Mais seulement dans la mesure où il s’agit d’une affaire privée de son art ; l’affaire privée de son existence, elle, ne regarde pas le public.

Vous auriez dû prouver que ce que vous faites est, d’après votre conviction privée, bel et bien de l’art – et non que des raisons existentielles "aient joué un rôle" (pour m’exprimer dans le style) dans l’exercice de l’art en question et qui a été mis en doute.

De cette façon vous avez un peu déplacé tout ce débat dans la direction évoquée par le souvenir d’une vilaine bagarre de Tsiganes, quand, à la suite d’une altercation, les musiciens se sont pris à la gorge sur l’estrade, en s’invectivant ainsi : « Est-ce que ce n’est pas toi peut-être qui as vomi sur la contrebasse ? » et « tu oses parler, est-ce que ce n’est pas à cause de toi que la bande porte un chapeau de paille été comme hiver ? » et autres insanités pas vraiment motivées par l’esthétique musicale.

Selon des témoins oculaires, la scène ne manquait pas d’un certain charme folklorique, mais d’aucuns auraient préféré écouter de la bonne musique tsigane.

 

Pesti Napló, 29 juillet 1934.

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[1] Ferenc Kiss (1893-1978).  Artur Somlay (1883-1951). Comédiens hongrois.

[2] Engelbert Dollfuss (1892-1934). Chancelier d’Autriche. Assassiné par les Nazis le 25 juillet 1934.

[3] André Suarez (1868-1948). Écrivain français, auteur d’ouvrages sur Napoléon.