Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Mondes ÉclatÉs
Au
congrès de physique de Londres
Cet été je me suis trouvé
en compagnie de deux physiciens mondialement célèbres. Ils
passaient des vacances dans de petites villas au bord du Danube, dans leurs
familles (les deux sont hongrois, deux professeurs d’université,
de deux universités étrangères). L’un, ami de
jeunesse, m’avait signalé à l’avance la Conférence
Internationale de Physique qui siège actuellement à Londres. Sur
mon insistance il m’avait même résumé
grossièrement les grandes questions que traite cette conférence.
*
Je lis que Sir Gowland Hopkins[1], après avoir salué les
physiciens réunis, fait un résumé de l’image du
monde dont les principaux savants et chercheurs de la structure du "monde
matériel" marquent et jalonnent l’année 1934 dans
l’histoire de la science. L’image est éblouissante et
stupéfiante, et non seulement pour le profane, aussi par rapport au
passé, ne serait-ce qu’une vingtaine d’années
auparavant : le conférencier reconnaît lui-même que les
hypothèses déjà justifiées par des
expériences ont soulevé un orage dans la jungle des
théories, comme jamais auparavant depuis le temps des anciens Grecs. Les
découvertes qui tombent quasiment chaque jour changent à la
vitesse d’une pellicule de cinéma et relaient les visions
passées pour solides la veille encore. Les trois enfants miracle de
l’esprit qui habite l’homme se poursuivent à l’instar
d’un ballet de sorcières libérées. Devant court le
génie du laboratoire, qui produit coup sur coup, presque à
l’aveugle, comme un possédé, dans les flamboiements de
magnésium de l’intuition, le
phénomène lui-même que notre expérience
précédente aurait cru inimaginable, incroyable. Il est suivi
à bride abattue, haletante, par la spéculation,
pour construire en toute hâte une théorie
sur le phénomène nouvellement produit (et nouvellement
découvert), à la façon dont on bâtit un puits
à la va-vite autour d’un gisement de gaz ou d’une source de
pétrole jaillis à l’inattendu, pour qu’ils ne fassent
pas sauter tout le territoire, les thèses fondamentales de notre
réflexion. Enfin arrive, boitant, titubant, accumulant les retards, la pédagogie, l’éducation à la réflexion physique, une
jambe dans le passé vermoulu, l’autre dans le présent
encore marécageux.
Il y a quelques décennies,
c’est dans cet ordre que les choses se faisaient, selon le schéma
du premier grand saut : les Curie découvrent le radium. Ensuite
Rutherford, Planck, de Broglie et leurs écoles construisent le
microcosme vibratoire des structures cristallines, le monde des quanta, la base commune physique et
mathématique, conduisant à rendre inutiles les lois de
causalité, survivances d’anciennes philosophies, et la
superstition "des lois physiques" en général. Puis la
pédagogie fait une mixture de tout cela, elle garde la molécule et l’atome de la
chimie, elle les remplace tout au plus par des chaînes
d’électrons, et pendant que près du banc du potache la
radio se met en route pour signaler dans son grésillement
l’arrivée éventuelle de rayons cosmiques depuis des mondes
extragalactiques, des rayons dont la "force percutante" est plus
intense que le "matériau" le plus dur, Monsieur le professeur
poursuit ses explications, il distingue force et matière, il fait
imaginer la première comme un courant aérien incorporel et
inodore, une sorte de fantôme de l’au-delà dont nous ne
comprendrons jamais la "substance", il présente la seconde
comme l’accumulation bien connue et bien définie des corpuscules.
Trente-trois ans auparavant le fier
écrivain modeste des présentes lignes rentre de
l’école, cognant de son cartable les murs des maisons dans une
méditation distraite : la dernière heure était un
cours de physique et je suis furieux de désespoir et d’impuissance
de ne pas comprendre un traître mot
de tout cela. Ce n’est pas le
cours que je ne comprends pas mais les théories sur lesquelles il
est construit. Ce n’est pas tellement le fait de ne pas les comprendre
qui me fâche. Je comprends plutôt trop bien que ce sont des théories impossibles,
invraisemblables, contradictoires. Qu’est-ce que la force ?
Qu’est-ce que la matière ? Comment peuvent-elles se
mélanger alors qu’elles sont différentes dans leur
substance… ? À moins que…
Et je me suis arrêté au coin
de la rue Zoltán, abasourdi, comme Archimède ou Rousseau quand la
lumière de la grande découverte s’est faite dans leur
tête. Et solennellement, à haute voix, fermement
rédigée, j’ai prononcé la Thèse :
« La Force est une valeur limite
de la Matière. »
C’est à peu près cette
même année que les Curie ont découvert le radium.
*
Et le professeur Fermi à la
tête de ses collaborateurs vient de démontrer que
théoriquement toute matière peut être rendue radioactive.
Cette idée renverse à peu près la Thèse, sans en
altérer la substance : c’est la matière qui devient une valeur limite assez rare et
très aléatoire de la force. Dans la nouvelle vision de la
physique ce que nous, hommes, appelions jusque-là matière, c’est
dans l’univers un phénomène rarissime, un symptôme,
un état, un état vibratoire
des "forces" cavalcadant dans l’espace. C’est une petite
chair de poule, un petit nœud dans le grand chaudron où
bouillonnent dans des vibrations "extra-matérielles" la mystérieuse
Électricité, source de toutes les forces et toutes les
vibrations. Ce grand monde est "l’état
d’excitation" des neutrons et des protons, et cette excitation
n’est nullement aussi indifférente pour nous que nous le
croirions…
*
Cette excitation, selon des
déductions logiques inévitables et le témoignage de
mesures astronomiques passablement fiables, pour utiliser une comparaison
anthropocentrique, rappelle quelqu’un en colère qui éclate
de fureur. Les astronomes affirment fermement que les constellations extérieures s’éloignent rapidement les unes des autres et du
centre, et si l’on considère la vitesse de
l’éloignement, tout l’univers évoque le feu
d’artifice des particules d’une bombe qui explose. Si en
pensée nous tentons de rapetisser cette image, plutôt que
"d’une bulle qui s’étiole" comme dans la chanson,
il serait plus correct de parler "d’une bulle qui
éclate".
Cette nouvelle compréhension
laisserait assez indifférente la génération suivante, vu
que l’explosion d’une telle bombe peut encore durer quelques
milliards d’années. En revanche, la découverte
stupéfiante de l’équipe de Fermi anticipe des
possibilités qui nous concernent nous, hommes, plus directement. Il est
assez difficile d’expliquer de quelle possibilité il s’agit.
La matière solide de notre globe terrestre devrait son existence
provisoire à une relation extrêmement instable entre les neutrons
et les protons : les relations complexes entre les particules
dépendent de trop de conditions, or si une seule de ces conditions
manque…
La découverte de
l’équipe de Fermi ne signifie donc rien de moins que ceci :
les connaissances physiques et la préparation technique de l’homme
pourront rapidement donner à l’homme le moyen de changer une des
conditions.
Et que se passera-t-il à ce
moment-là ?
Je vais vous donner un exemple.
De vos cours de physique vous vous rappelez
encore la description d’un phénomène étrange,
exceptionnel. Si l’on refroidit l’eau, par exemple la masse
d’eau de tout l’océan, dans un calme et dans une
immobilité absolus, le
degré du refroidissement peut atteindre même moins quarante degrés, sans que l’eau gèle.
Mais dès le moment où
le moindre mouvement dérange le calme de l’eau, cette masse
d’eau surrefroidie se fige en glace dans un immense fracas. Le
tressaillement d’une aile de moustique fait figer d’un coup tout
l’océan, non parce que cette aile représente une grande
énergie, mais elle peut lancer
des énergies gigantesques basculant sur le fil d’un rasoir.
Imaginez maintenant tout ce processus à l’envers et vous comprendrez
pourquoi n’est nullement une plaisanterie le rêve du fou de
Petőfi, qui descend à l’intérieur de la Terre et qui
fait tout exploser.
La transformation de la matière
solide en gaz et celle du gaz en énergie (quatrième état
de la matière) dépendent de possibilités tout aussi
instables. Si l’on réussit, ne serait-ce qu’en petite masse,
à altérer la
composition protonique de n’importe quelle matière solide de la
Terre (bombardement atomique, expulsion de protons, etc.), cette petite masse
peut entraîner en une fraction d’instant la transformation en
énergie de la totalité de
la masse de terre, son explosion, son anéantissement pour les
profanes. Un instant, un éclair, et à l’endroit où
depuis des millions d’années les planètes voisines voyaient
notre pâle point lumineux, il n’y a plus rien, la Terre a disparu
du monde de la matière.
*
Demandez au physicien moderne, il vous
répondra que cela n’est absolument pas impossible.
Comme si j’entendais le ricanement de
Lucifer :
« Tu l’as mis dans ta
cuisine et tu ris
De le voir gâcher la pâte et se
prendre
Pour un dieu. Mais, quand il a tout
gâté,
Tu t’enflammes de colère. Un
peu tard !
Pouvais-tu vraiment attendre autre chose
De la part d’un
amateur ?... »[2]
Eh oui, il se pourrait que Dieu regrette
d’avoir chassé l’homme du Paradis, sans lui avoir remis
entre les mains le viatique du secret de la création. Ainsi nous
n’avons pas appris à construire, nous sommes même incapables
de débarrasser notre âme de la malédiction, mais en
destruction nous sommes désormais aussi doués que notre
maître.
Un jour nous ferons exploser le monde,
nous-même compris, par vengeance et colère, parce qu’il ne
nous a pas appris à « faire pousser un brin d’herbe
dans un champ ».
Pesti
Napló, 20 octobre 1934.