Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Éternelle censure

Et quelque chose qui lui est supérieur

Dans son compte rendu russe extrêmement intéressant, Gyula Illyés nous décrit ("Magyarország" : Ce que j’ai vu en Russie) la situation paradoxale des écrivains russes, ou plutôt en mots démodés : celle de l’aristocratie intellectuelle russe. Le problème est d’une portée redoutable, nous y sommes habitués, et apparemment, on ne peut pas imaginer un régime qui mettrait en doute le droit habituel qui veut que la situation des écrivains ne soit pas une question technique comme celle des ouvriers ou même celle des hommes politiques. Au-dessus des cultures et des civilisations, c’est à l’aune de l’indépendance des écrivains que nous mesurons la valeur intellectuelle d’une époque ou d’une génération, car c’est la voie qui permet à nous autres de faire de l’histoire et en même temps jouer un rôle dans l’histoire. Cette indépendance fut baptisée au dix-huitième siècle la liberté de pensée, et au dix-neuvième (c’est caractéristique) la liberté de la presse. Même aujourd’hui nous n’avons pas de terme meilleur pour désigner une notion qui, et c’est justement cela qui me fait réfléchir, est loin d’être aussi claire que l’on penserait quand on prononce ces mots honorables.

Nous sommes aussi habitués à chercher dans la censure les limites de l’indépendance et de la liberté de l’écrivain : là où la censure est sans limites, il n’y a pas de liberté de l’écrivain. Évidemment chaque écrivain sait en secret que le mot censure en soi ne signifie rien. Elle signifie concrètement qu’avant ou après la parution quelqu’un supervise les produits de presse selon des critères. Tout dépend de ces critères et de ce que, selon l’opinion de l’écrivain, le réviseur est oui ou non  compétent pour les représenter. Après tout, par exemple, du point de vue de l’orthographe, le correcteur est aussi une sorte de censeur, et je ne crois pas qu’il y aurait un écrivain qui décèlerait un danger mortel de la liberté de penser dans l’emploi des consonnes doubles repérées par le censeur. Il semble donc que c’est une sorte d’indignation contre l’incompétence qui est là latente depuis une éternité dans la protestation contre la censure. L’écrivain sent instinctivement que le politicien n’a pas le droit d’exercer un droit de tutelle sur lui, c’est le contraire qui est vrai. En même temps il reconnaît le droit d’exercer une censure technique dans le domaine qu’il appelle esthétique ou critique, pour une plus belle sonorité à l’oreille.

 

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Toutefois tout cela est tout aussi relatif que logique – en fin de compte on ne fait que jouer avec des mots. Selon Gyula Illyés les écrivains russes vivent très bien, ils jouissent de l’estime de l’État, sauf que… Sauf qu’ils n’ont pas le droit d’écrire contre le régime. Esclavage, contrainte, prison de la pensée, oppression de la critique indépendante ? Comme vous voudrez. On peut aussi imaginer que les écrivains russes n’ont pas du tout l’idée de professer contre l’ordre social dans un pays où les écrivains sont si bien traités. Il est vrai que cela passe pour une transformation du point de vue du Grand Idéal qui a qualifié l’écrivain de conscience de la société entière, et à ce titre il lui a interdit de représenter ses propres intérêts de classe, la lutte de classe des artistes. Si l’État parfait de Platon s’incarnait dans la réalisation du Royaume Universel du Christ, il serait fou celui qui continuerait de lutter contre l’ordre établi. Non, l’écrivain intelligent ne peut pas confondre la révolution avec la réussite des buts de la révolution – mais y a-t-il une chance que ce but, la raison et la compréhension, soit atteint un jour ?

Les constitutions sont toutes plus ou moins imparfaites, qu’elles aient été bâties sur la propriété privée ou la propriété publique. On peut soupçonner à juste titre que l’approbation ou la révolte de l’écrivain exprimant l’ambiance générale n’est pas proportionnelle au degré de perfection ou d’imperfection des constitutions de tout temps, mais à la faculté de savoir s’adapter à l’opinion générale. Les révolutions et les guerres de libération ont toujours chauffé cette ambiance générale avec l’enthousiasme (de plus ou moins bonne foi) que maintenant « nous avons brisé nos chaînes », maintenant « nous allons libérer la pensée ». Très peu de penseurs ont remarqué la terrible contradiction entre les deux aspirations. En effet, le déchaînement des forces physiques libérées n’est pas une bonne occasion pour une évaluation intellectuelle supposant une période d’accalmie (penser et évaluer sont deux notions proches). La Révolution française, de même que les autres révolutions, a d’abord supprimé la censure ; mais en quoi cela a-t-il favorisé la pensée évaluative ? Le même enthousiasme qui a "brisé ses chaînes", l’a aussitôt ligotée dans l’étreinte de ses bras dont elle pouvait encore moins se libérer. De la censure institutionnelle elle a plongé dans une autre censure éternelle qui a pour nom : partialité, passions humaines, sympathie et antipathie ne tolérant pas l’objectivité – une censure, tout compte fait, encore plus obstinée et intransigeante que la censure institutionnelle.

Effectivement, personne n’a censuré L’Ami du Peuple, Le Moniteur, Le Père Duchêne. Quel hasard étrange fait que dans ces journaux fondés sur "l’opinion libre" non censurée, aucun article n’a jamais paru pour glorifier, mettons, les Bourbon, or de telles opinions devaient évidemment exister, sinon, contre quoi aurait combattu la révolution ? Même si cela n’est pas facile pour un libre penseur qui déteste la tyrannie, il doit reconnaître que ces pensées objectives donc révolutionnaires, dont se nourrissaient les révolutions ultérieures, se sont cristallisées en œuvres cohérentes pendant des époques tyranniques avec censure, et le plus étrange : ces pensées sont également nées dans ces périodes-là. L’incompétence et l’inefficacité de la censure institutionnelle s’avérèrent être une lacune très salutaire pour couvrir de leur autorité les pages transformatrices du monde de Rousseau et de Voltaire. Cette censure était utilement dans l’erreur ; l’autre censure, celle de l’instinct, ne se trompe jamais, elle balaie toujours les obstacles sur sa route.

 

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Après tout – qu’est toute la littérature sinon une méditation et une évaluation conscientes ou inconscientes, sur des problèmes éternels, dont le poids et l’importance sont jugés comme mesurées et réglées par la politique superficielle, liée aux temps, jugés avec mauvaise conscience mais d’autant plus de fermeté bruyante ? Le problème de Hansel et Gretel pour l’écrivain n’est pas définitivement tranché par le geste de l’ogresse de les pousser dans le four à pain. Si l’écrivain proteste contre la politique, qui tantôt prend le parti des pauvres enfants, tantôt celui de l’ogresse, par sa protestation il veut surtout s’assurer le droit qu’il veut se réserver de trancher la question lui-même. Il est indéniable que la censure politique a souvent étranglé le mot ailé et beau dans la gorge de l’artiste ; mais je me souviens très bien de ce désespoir et cette révolte que j’ai ressentie avec encore plus d’impuissance que le Szilveszter[1] de Petőfi lorsque, écrivain débutant, je me suis trouvé face à une autre censure non institutionnelle, la censure de la non-compréhension, qu’incarnaient des rédacteurs, des éditeurs et des directeurs incompétents, des hommes d’affaires dilettantes méconnaissant même leur propre intérêt, face à la valeur que je leur proposais. J’affirme que l’incompétence littéraire et artistique peut être plus dangereuse même que la censure politique (seulement dans la littérature et l’art, bien sûr – la science, avec ses résultats incontestables est adversaire de toutes les censures), car elle ne veut et ne peut comprendre que la tutelle qu’elle veut exercer est déplacée et inutile, l’artiste a déjà exercé la censure sur lui-même dans la douleur de l’enfantement.

 

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Dans cet enfantement il découvre forcément quelque chose qui est ou qui sera tôt ou tard supérieur à toutes les censures, contre quoi sont impuissants le filtre et la manipulation de la pensée les plus sanguinaires et les plus redoutables : il passe à travers le filtre, ni le tyran, ni le politique arriviste ne peuvent le briser.

Je parle d’expérience.

Le représentant de ce quelque chose dont je parle, on l’appelait au Moyen-Âge le fou du roi : il était assis au pied du repose-pieds du tyran, et ceci généralement plus longtemps que son "collègue" sur son trône.

Sa grimace s’est depuis longtemps éteinte, son bonnet à grelots a été emporté par le vent, mais ce qui dans son petit corps tordu et infirme était la miette de pureté de la vérité, plus percutante et plus pérenne que le radium, cela rayonne encore aujourd’hui, retrouvé dans le fin sourire des lèvres des Bernard Shaw, des Thomas Mann, des Sinclair Lewis, des Henri Bergson, dont les œuvres ont pu être brûlées dans les autodafés, mais n’ont pas été censurées.

 

Pesti Napló, 21 octobre 1934.

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[1] Héros d’un long poème de Petőfi.