Frigyes
Karinthy : Nouvelles
parues dans la presse
Panier à une anse
Métaphore
de l’amour et de la lutte pour la vie
C’est à vingt ans que
j’ai découvert cette métaphore du panier à une anse[1], je l’ai utilisée plusieurs fois depuis, soit
distraitement, soit plus souvent par paresse, cela m’ennuyait de me
concentrer sur ce dont il était question, je faisais semblant
d’inventer cette métaphore sur le moment, comme si je venais de la
découvrir, car en réalité je me doutais un peu que chaque
situation, chaque occasion (même si elle paraît la même que
ses semblables) est dans le fond différente des autres – si ce n’est
pas pour une autre raison, alors parce qu’elle se produit à un
moment qui ne s’est encore jamais produit auparavant,
c’est-à-dire au moment présent – elle
exige donc une métaphore nouvelle. Nous sommes trop négligents
avec ces métaphores, par confort et pour nous montrer supérieurs,
nous avons trop tendance à les lancer à tort et à travers,
nous savons par expérience qu’elles permettent d’obtenir des
succès faciles, le public applaudit, considère une affaire
compliquée comme réglée, et seuls les
intéressés sentent obscurément qu’une injustice
vient de se produire. « Écoutez, c’est une affaire
qui… », dit-on en s’accompagnant d’un geste de la
main, pendant que des cœurs saignent. Dans des temps plus anciens quand je
parcourais le pays pour donner des lectures, un soir, au banquet, parmi les
édiles et les journalistes locaux qui buvaient avec recueillement le
miel qui coulait des lèvres du jeune génie de la capitale, dans
ma méchante bonne humeur et pour amuser la galerie, je me souviens,
m’être même adonné à des
expériences ad absurdum pour guetter l’effet de métaphores
irresponsables : en écoutant le développement de sujets
politiques, sociaux ou psychologiques sérieux, tout à coup
j’affichais un sourire indulgent et je levais la main, sur quoi chacun
levait sur moi un avide regard attentif, qu’allais-je déclarer sur
la question, quelle réponse allais-je apporter ?
« Écoutez, c’est une affaire… »,
disais-je de très haut, « …Comme si on appuyait une
échelle contre un immeuble de quatre étages et on regardait entre
les cheminées » ou autres charabias, ce qui non seulement
n’était pas "une affaire comme", mais qui n’avait
absolument rien à voir avec le sujet. Les débatteurs
s’arrêtaient une minute avec perplexité, ils
s’envoyaient des regards interrogatifs, chacun se disait
que l’autre comprenait ce qu’il y a de commun entre cette
échelle et, disons, la nécessité d’une
réforme de la loi sur les retraites, le sujet débattu. À
la fin ils se mettaient tous à applaudir et à m’approuver
avec gratitude, en déclarant que c’était effectivement tout
à fait pareil, l’affaire était réglée,
parlons d’autre chose.
Mais la métaphore sur le panier
à une anse, même moi je l’ai prise au sérieux et je
l’ai trouvée adaptée à de nombreuses situations. Un
jour j’ai même pensé écrire une pièce
psychologique sous ce titre : « Le panier à une
anse ».
*
Je me rappelle précisément ce
bel après-midi d’automne quand j’en ai usé pour la
première fois. J’avais vingt ans, j’étais amoureux et
parfaitement heureux, puisque j’avais le sentiment que je
n’étais plus amoureux d’elle, tout au plus j’acceptais
d’elle son amour pour lequel je luttais encore avec acharnement une
semaine plus tôt. Mais ne voilà-t-il pas qu’elle
m’envoie un message le matin, sans que je me fusse manifesté,
disant qu’elle devait "absolument" me parler. Ce n’est
pas si urgent que ça, ai-je pensé avec hauteur, elle peut
attendre, Casanova ne se pressait pas trop lui non plus. Je suis arrivé
avec une bonne demi-heure de retard et j’ai ainsi réussi à
la trouver hors d’elle, quasiment au désespoir. Nous nous sommes
promenés dans le parc et elle, dans une excitation mal
dissimulée, m’a fait des reproches cinglants selon quoi
apparemment je ne me sentais plus aussi "engagé" que je
voulais le lui faire croire, en clair, que je ne l’aimais plus assez.
J’ai laissé entendre par des haussements d’épaules
qu’elle pouvait avoir raison. Elle s’est d’abord mise en
colère, puis elle a éclaté en sanglots, avant de
s’accrocher à mon cou et de déclarer qu’elle en
revanche m’aimait à la folie, à en souffrir, elle ne
comprenait même pas comment on pouvait endurer cela. J’ai encore
haussé les épaules avec une jouissance vaniteuse, sur quoi dans
un grand flot de larmes elle m’a rappelé soudain que la semaine
précédente la situation était exactement inverse,
c’est elle qui haussait les épaules et c’est moi qui
sanglotais et la suppliais. Ce rappel m’a étonné moi aussi,
j’ai froncé les sourcils pour mieux réfléchir,
pendant que je déambulais en titubant un peu à ses
côtés dans mes chaussures éculées. C’est alors
que lentement et méditatif, j’ai accouché de la
métaphore du panier à une seule anse. Écoute, lui ai-je
dit, l’amour est comme un panier qui n’a qu’une seule anse.
Ce panier est très lourd, enfin
relativement lourd pour une seule personne, celle qui le porte, elle souffre,
halète et gémit dans l’effort. S’ils pouvaient le
porter à deux, en même temps, ce panier deviendrait léger,
une charge agréable, si l’on tient compte de son contenu, parce
qu’il est rempli de délicieux baisers, avec une telle charge on
courrait volontiers même jusqu’à un coin au grenier. On
dirait que cet arrangement maladroit se trouve dans la nature même du
panier : c’est toujours l’un
des deux qui doit trimballer le tout,
pendant que l’autre sifflote gaiement, sautille à pas
légers à côté de l’amoureux essoufflé,
il peut même faire des petits détours, pas trop loin ! Mais
dès que, soit par fatigue soit par dépit, le premier
dépose le panier, l’autre (parce qu’il tient inconsciemment
au contenu) le saisit aussitôt et maintenant c’est lui qui le
porte, l’autre respire enfin, ils échangent les rôles.
L’amour est un jeu divin, beau et amusant, mais il faut se
résigner : la part de souffrance qu’il contient ne peut pas
être partagée comme peut l’être la joie –
celle-là doit toujours être assumée en entier par une des parties, celle qui sur le moment
aime plus l’autre. Ce
n’est pas possible autrement, pour
que ça marche, l’un doit forcément aimer plus
l’autre – à supposer bien sûr que le panier ait un
contenu : souhaits et désirs réciproques. Avec une pareille
répartition inconfortable et injuste du poids, un amour peut durer
très longtemps. Bien sûr, le temps viendra à la fin
où le contenu du panier sera épuisé, l’autre ne
relèvera plus le panier que le premier a déposé. Dans ce
cas… Il reste au milieu de la rue, et si un petit chien passe par
là, il le prendra pour une borne.
*
Elle a aimé ma métaphore, et
comme je l’ai déjà dit, négligent et superficiel,
dans mes jeunes années je l’ai souvent administrée aussi
à d’autres elles pour
les amuser. Récemment, en comprenant que d’après des signes
j’aurai de moins en moins souvent l’occasion dans l’avenir de
dire des métaphores à des dames pour caractériser
l’amour, il conviendrait de songer à élargir la
théorie du panier à anse unique, afin qu’elle puisse
servir, telle une sagesse universelle, au-delà du cas particulier de
l’amour.
En voici quelques exemples.
On peut par exemple considérer comme
une affaire de panier à une anse l’observation pratique que nous
aimons exprimer ainsi : « Écoutez, moi je ne
décachette pas la lettre, je ne réponds pas au
téléphone si c’est lui qui se manifeste, il est clair que
pour lui c’est plus urgent que pour moi, il me réécrira ou
il rappellera si ça devient vraiment urgent ».
Une autre affaire de panier à une
anse est que nous piétinons pendant des heures dans l’antichambre
du grand monsieur puissant ou influent, nous exposant à la fin à
la phrase discrète et polie du secrétaire qui nous fait savoir
que hélas son Excellence n’a pas pu trouver un moment à nous
consacrer : « veuillez vous donner la peine de revenir à
une autre occasion… ». Si c’est moi qui étais
assis là-dedans, pour moi non plus il ne serait pas si important que
ça que toi, tu puisses parler avec moi aujourd’hui.
Un autre exemple de panier à une
anse est la manifestation par excellence de la vie économique, du
monde du crédit : la bourse. Si tu tiens plus que moi à
obtenir cette valeur, alors tu la payeras évidemment un peu plus cher,
même si momentanément moi aussi j’en ai besoin ; tu devras
débourser plus, te fatiguer un peu. C’est ce qu’on appelle,
si je suis bien renseigné, la loi fondamentale de l’offre et de la
demande.
Mais si je réfléchis bien, la
lutte des classes aussi dont s’occupaient tant les adeptes du principe du
matérialisme historique, est une affaire de panier à une anse.
Quelqu’un doit porter ce panier, sinon la société et la
belle passion de l’humanisme s’écrouleraient. Or le panier
n’a qu’une seule anse, autrefois il y avait des esclaves pour le
porter, puis en alternance tantôt la bourgeoisie, tantôt les
ouvriers, tantôt les soldats, toujours celui dont c’était le
tour à contrecœur de le
soulever, après qu’un autre l’a posé. Mais jamais les
classes de la société n’ont porté le fardeau ensemble et en même temps,
pourtant ç’aurait été bien plus léger. De ce
point de vue là, les grands révolutionnaires et les visionnaires
de la rédemption du monde, on pourrait les appeler des
mécaniciens qui se cassent la tête pour transformer le panier
à une anse en un panier à deux anses. Apparemment ce n’est
pas aussi simple que le croiraient les vanniers et autres savetiers de la
politique.
Mais voyons un peu : est-ce que ce
n’est pas le principe du panier à une anse qui règne aussi
dans le monde de la nature imparfaitement exprimé par Darwin, dans la
variante des victoires et échecs inégaux et mal
dimensionnés de la sélection naturelle ?
Je m’arrête ici, sinon je
risquerais de m’imaginer qu’avec cette histoire de panier à
une anse j’aurais résolu lumineusement le mystère du monde.
Pesti
Napló, 28 octobre 1934.
[1] Amour. Un panier à une seule poignée ; il est si lourd qu’il faudrait se mettre à deux pour le porter, mais il n’y a qu’une seule poignée, il est porté tantôt par l’un, tantôt par l’autre.