Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
SINCÈREMENT…
Parmi ses projets
révolutionnaires, H.-G. Wells, si je me rappelle bien, avait aussi
prévu une bible moderne, un
Testament Encore plus Nouveau, complétant l’Ancien et le Nouveau
Testaments, qui dans les dernières années du deuxième
millénaire du Nouveau Testament (Wells compte toujours en
millénaires, bien que lui-même déplore sa mémoire
insuffisante) produirait un nouveau témoignage de
l’évolution de la pensée de l’État Universel
(une bergerie, un pâtre, selon le Christ), riche de nos connaissances les
plus récentes. Il ne comptait pas l’écrire tout seul :
il aurait aimé gagner la collaboration des plus éminents savants,
poètes et philosophes du monde, il imaginait ce livre comme une
déclaration non représentative du genre humain ; il devait
rêver d’un succès semblable au meilleur best-seller de la
littérature universelle de tous les temps : la Bible.
À première vue
l’impression qui m’a fait revenir ces souvenirs paraît
superficielle : en effet, l’autobiographie récemment parue de
H.-G. Wells (Éditions Athenaeum, traduction hongroise de
Pálóczy Horváth) dans sa forme et sous sa couverture noire
ressemble à s’y méprendre aux éditions des bibles
des missionnaires que les employés des sociétés bibliques
anglaises offrent et vendent au prix coûtant, sans commission
d’agence, dans les rues, les cafés et même au porte à
porte.
Dois-je considérer cette
ressemblance de hasard comme symbolique ? Après lecture du livre
j’ai l’impression que oui. Sans en être conscient
(lui-même protesterait désespérément contre cette
hypothèse), H.-G. Wells, par le fait d’avoir écrit
l’histoire de son parcours physique et intellectuel ainsi que
l’époque dans laquelle cette histoire s’est
déroulée, a en quelque sorte porté un témoignage biblique de l’homme mature du
vingtième siècle, et ce témoignage diffère de celui
des évangélistes justement
en ce que ce Testament Encore plus Nouveau aurait différé de
l’autre. Après pesée intérieure
des sentiments et des passions, du bien et du mal, après le
témoignage du cœur,
à travers l’esprit et le raisonnement de l’homme nouveau
(Wells parle de la croûte grise de la cervelle)
il tente de rendre compte de ce qui s’est passé il y a deux mille
ans dans le monde et de faire profession de foi de l’enseignement que
recèle ce témoignage :
tenir un impératif moral devant les descendants, à l’usage
des futurs millénaires.
*
Dans son genre et ses objectifs ce livre
rappelle les fameuses et redoutables Confessions : son intention est la
même qu’était celle de Rousseau ou même de Thomas
d’Aquin. Sincèrement,
sans se voiler la face, rejetant le lest amer de la vanité, laisser
libre cours à ses souvenirs dont la limite est "notre empan
d’existence"[1] – une autoanalyse, un compte rendu
pur, libéré de toute intention accessoire, de ce qui s’est passé, le Fait
seul.
Mais que
cette sincérité est différente de celle de Rousseau !
Rousseau découvre quasiment la
sincérité, son œuvre à travers ses deux volumes
n’est autre qu’une autosatisfaction pantelante dans l’ivresse
et l’extase de cette découverte – il est enchanté
d’être sincère, et à la fin le lecteur a
l’impression de n’avoir jamais rencontré un écrivain
plus vaniteux, plus imbu de lui-même, sa sincérité se
transforme en vantardise, en faiblesse humaine la plus ridicule qu’un
jour j’ai décrite comme : « avouer nos fautes,
chez de nombreuses personnes est équivalent à se targuer de ces
fautes ». Wells ne se leurre pas d’une manière aussi
superficielle. Il connaît parfaitement les découvertes objectives de la psychologie analytique
dont une bonne connaissance permet à l’homme moderne de comprendre
petit à petit que sincérité et affirmation du réel
ne sont pas des notions équivalentes : celui qui parle
sincèrement ne dit pas forcément le vrai, et une étude
approfondie de nous-même ne peut repérer des données
fiables dans notre âme que si notre cerveau se fait foreuse et lentille
exécutant ce travail, en s’y prenant après une
préparation adéquate et dans un état pur et soigneusement
examiné. Être sincère n’est pas chose aussi
aisée que se l’imaginent les heureux simplets de la "sage
raison" : cela nécessite énormément de travail,
d’études, d’expériences, de réflexions, de
reconnaissances de différences et de similitudes presque intangibles,
afin de, après un long détour, parvenir in fine dans ce domaine le
plus éloigné dont nous étions partis, et dont ensuite,
sans orgueil et sans vantardise mais avec hésitation et humilité,
nous osons risquer l’hypothèse :
« voici à peu près ce que je suis ».
Pour cela il faut avoir au moins
soixante-dix ans. À l’âge où une telle confession
prend plutôt la forme « voici ce que j’ai
été ».
*
Quant à l’hésitation et
à la peur, Wells confesse sincèrement
ces plus grandes vertus de la méthode de l’artiste comme les plus
grands défauts de sa nature. Il dispute avec des savants sur
lui-même comme si la tâche consistait à donner une image objective de sa
personnalité : il évoque Jung et Freud, il s’immerge
avec un grand sérieux dans la réfutation du complexe
d’Œdipe, il argumente avec ses souvenirs d’enfant, il ne croit
pas une seconde qu’étant un homme différent, au-dessus de la mêlée, ces
souvenirs pourraient être les exceptions qui confirmeraient la
règle. Loin de lui le culte du
génie propre au siècle dernier ; c’est
certain : soit il ne croit pas en l’existence des génies,
soit il ne se considère pas comme tel. En cela il est typiquement
anglais, parent de Shaw, qui ne concède que des différences de degrés entre homme et homme, et
s’il se considère comme être unique et exceptionnel,
c’est parce qu’il est le seul normal parmi les anormaux :
l’unique homme normal dans le monde, homme ordinaire, j’ai failli
dire homme de série.
Wells décrit l’histoire de sa
vie en l’intitulant « contact d’un cerveau avec le
monde ».
*
Qu’est-ce qui le rend si
éminemment intéressant, pourquoi le sentons-nous si actuel, si
moderne ? Ça ne s’explique évidemment pas par la
matière, le contenu accumulé, la diligence avec laquelle il
énumère presque tous les problèmes majeurs de notre temps,
pas non plus par le hasard qu’il est notre contemporain dans le bien
comme dans le mal, il vit avec nous, il souffre, il se décourage, s’enthousiasme, s’enflamme
et il est déçu avec nous. C’est dans la méthode, la forme, dans la conception du but de
l’écriture qu’il y a quelque chose qui est
éternel justement parce que c’est nouveau, parce que ça
représente une évolution
et un enrichissement par rapport aux anciennes formes et aux anciennes
façons de voir.
Ce livre est un roman, mais pas au sens ancien, pas parce qu’il travaillerait
avec des éléments romanesques.
Au contraire, c’est un roman parce que les autres livres de Wells
écrits sur des héros imaginaires, ne sont pas de vraies
biographies.
Le lecteur doit se rappeler ces autres
"romans". Le terme "roman" en tant que genre ne s’y
applique guère, mais il est évident que le problème est
plutôt dans la vieille définition du terme et non dans la nature
romanesque des histoires de Britling ou Clissold. Wells n’a pas
détruit, il a seulement élargi et mieux utilisé les
possibilités offertes par le genre, et ceci très simplement. Si
on résumait sa profession de foi de romancier, cela donnerait à
peu près ceci : les anciens ont décrit leurs héros
comme ils sont, visibles et palpables, et ils disaient : voici
l’homme. C’était une erreur. L’homme n’est pas
uniquement celui qui marche et agit, sent, désire et veut –
l’homme est aussi celui qui sait ce qu’il a appris, formule des
avis, réagit à la vie, aux idées, qui est source de
"visions" sur la vie, les pensées, les hommes et même
sur l’auteur qui l’a inventé.
Nous pouvons aussi bien débattre ou
nous mettre d’accord avec les personnages surgis dans nos rêves ou
forgés par notre imagination, nous pouvons les contredire comme
s’ils étaient vivants. Nous débattons aussi avec Dieu,
pourtant c’est lui qui nous a créés, et selon la Bible,
Dieu aussi engage parfois des débats avec nous. Les héros des
romans de Wells ont leur opinion sur Wells, puisqu'ils vivent dans son temps
– quant à leur authenticité, les vivants, Shaw, Huxley,
Chesterton et tous les autres ne diffèrent des héros de romans
que par le seul fait que leurs données sont contrôlables.
*
Poète ? Ou
"seulement" écrivain ? Je l’ignore. Dans certains
cercles on prétend que celui qui pense et émet des avis
n’est pas un poète. D’après eux un poète ne
peut avoir qu’un "cœur", et son cœur ne saurait
être qu’enlaidi par un cerveau, cette tumeur
cancéreuse ; la poésie est "chaude", alors que la
pensée est "froide", et Wells ne serait pas plus qu’un
instituteur populaire un peu plus évolué. Je crois que cette
distinction se construit sur des notions fausses, et elle est source de
beaucoup de bêtises et d’erreurs. Je n’ai pas lu beaucoup de
lignes aussi "poétiques" et "chaleureuses" que chez
Wells. « J’ignore s’il y aura une aune pour peser le
fardeau qu’aura été ma vie. »
Son style tente d’approcher
l’idéal du style le plus parfait – celui où il
n’y a plus de différence entre forme et contenu.
Színházi
Élet, 1934, n°51.