Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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SOLDES DE LA SAINT-SYLVESTRE

Inventaire de sujets dans mon carnet

Je suis superstitieux, je pense qu’il n’est pas bon de reporter à la nouvelle année les produits de l’ancienne année. Psychologiquement, tout ce tralala autour de la Saint Sylvestre n’est autre chose qu’une grandiose illusion de « demain je commence une nouvelle vie », une autosuggestion, une tromperie de soi ; eh bien faisons acte d’allégeance aux cérémonies religieuses par une cérémonie commerciale très recueillie : dressons un bilan. Je feuillette mon carnet de sujets, le journal de mon modeste petit commerce, cette masse de notes entassées, trébuchant les unes dans les autres, où entrées et sorties se mélangent ; d’abord la fixation des thèmes possibles au crayon ou à la plume, surgissant pendant les journées, dans la rue, dans le tram, au café, à l’état brut, sans but, sans dévoiler s’ils cachent le petit noyau d’un article ou d’une nouvelle, d’un roman ou d’une pièce de théâtre – ensuite quelques traits rouges biffant les précédents, me signalant que ce sujet, je l’ai déjà exploité. Les deux tiers ne sont pas biffés, maintenant je parcours la totalité car je ne souhaite pas reporter ce matériel dans mon inventaire de la prochaine année – un commerçant honnête doit attendre ce qu’apportera la mode de la nouvelle année, sans essayer d’écouler à tout prix sa marchandise de l’année précédente. De même que l’an dernier, j’ai l’honneur d’informer ma très honorée clientèle que je solde par la présente les idées et bribes de pensées ci-dessous, à n’importe quel prix acceptable, éventuellement même gratis : ceux qui en ont envie peuvent en fabriquer un poème, article, roman, une pièce, une sagesse pour la vie, un principe en affaires, aspiration et foi dans l’avenir, jugements du passé, enseignement ou encouragement. Copyright by Lis des Champs, liquidation, tout doit disparaître, venez, tout est à saisir.

 

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Nouvelle définition de la notion de propriété privée. Ne t’appartient que ce qui est ignoré par autrui. (Gigantesque étude de principe, en deux parties, après avoir tiré les enseignements pratiques de la conception du siècle dernier de Buffon-Fourier-Marx, avec d’une part l’élaboration scientifique du fait insuffisamment développé jusqu’à présent selon lequel la nature de propriété de tout patrimoine, qu’il s’agisse de patrimoine individuel, public, voire national, compte tenu du monde où sévit la lutte pour la vie, est directement proportionnelle à la force avec laquelle j’arrive à la défendre – et en partant d’autre part de la nature de l’âme humaine, transfert de l’application de cette même connaissance aux domaines intellectuel, sentimental et moral.)

Le Tsar Pierre et son fils Alexis. (Nouvelle.) Le Tsar Pierre fait fouetter à mort son fils Alexis à l’âme tendre, par affection et compassion, parce qu’il ne peut pas supporter l’idée que son fiston adoré soit meurtri par ses adversaires face auxquels il sera incapable de tenir. Confer : un paysan à qui on prend sa dernière vache extermine sa famille. Roi et mendiant deviennent assassins de ceux pour lesquels ils seraient prêts à sacrifier leur vie, sous l’effet de la même peur panique de l’Assassin Inconnu,.

Éthique. Forme diminutive : étiquette.

Fête du Livre et Providence. Une sécheresse terrifiante a sévi pendant trois semaines, la récolte de céréales est perdue. La pluie se met enfin à tomber ; précisément à la Fête du Livre, les livres font un four, les livres sont trempés. Nourritures corporelles et psychiques sont perdues en même temps.

Musée de cire. Meurtres abominables dans la chambre des horreurs, viscères retournés, têtes coupées. Ça m’effraie davantage que les mêmes dans la réalité (quand j’étais reporter, j’en ai vu de plus belles sur "les lieux de crimes"). Cela s’explique par ce que dans la réalité nous nous efforçons à nettoyer au plus vite les traces d’une horrible tragédie du corps, alors qu’ici la chose est éternisée. Grosse différence. Voir : une excellente description artistique sur les exécutions de la Place de Grève a fait plus grand effet sur moi que les exécutions réelles.

Dehors le loup, dedans l’agneau. Sujet pour un poème. Dans le style du Père Pósa[1], sur le monde extérieur et le monde intérieur de l’âme (l’âme du poète). On ne peut jamais savoir de façon sûre si le loup se trouve effectivement à l’extérieur et l’agneau à l’intérieur, ou l’inverse : les loups et les agneaux se faufilent apparemment dehors et dedans, en se poursuivant, à travers le cercle magique des sentiments et des désirs, comme dans le jeu des enfants.

Le jouisseur. (Nouvelle.) "Bon vivant" vieillissant épicurien qui tout au long de sa vie s’est occupé des femmes. Un jour il contracte une terrible maladie psychique. Ça commence par ce qu’en marchant dans la rue, où ordinairement il observait les femmes, il les dévisageait, les déshabillait, il croit reconnaître dans l’une elles les traits de sa sœur vieille fille désagréable vivant en Amérique. À partir de ce jour cette obsession le poursuit sans cesse, dans toutes les femmes il retrouve cette ressemblance, c’en est fini de l’heureuse ivresse de l’érotisme, la femme devient sa sœur, c’est le début de la vieillesse.

Histoire de la littérature. Aussi peu fiable que la presse rétribuée.

Qu’est-ce que j’emporte ? Un testament dans lequel je détaille, non ce que je laisse ici, mais ce que j’emporte.

Le rire se meurt. Sujet de film, sur un monde monstrueux dans lequel le rire a été oublié. Un enfant redécouvre le rire, on essayera de le guérir, mais c’est lui qui contaminera le monde.

Médecine. Un article prétentieux, se voulant important, sur une maladie rare dont on n’a pas encore trouvé le traitement, parce qu’aucun cas de cette maladie ne s’est encore présenté dans nos hôpitaux, bien qu’on connaisse parfaitement son pathogène et son diagnostic. La cause de cette bizarrerie apparaît à la fin : le temps d’incubation de la maladie en question est de cent cinquante ans, et elle ne s’est donc encore jamais déclarée sur un homme vivant. On aurait pu éventuellement l’étudier sur Zoro Aga[2], mais pour le plus grand malheur de la science médicale, Zoro Aga ne souffrait pas de cette maladie.

Professeur d’anglais. Dans sa misère d’étudiant il se fait engager comme prof d’anglais auprès d’un enfant, bien qu’il ne connaisse pas le moindre mot d’anglais. Il est débrouillard, il invente une nouvelle langue à partir des mots anglais du texte original à traduire.

Cumul des emplois. Fripier qui crie dans la cour, mais qui aiguise aussi les couteaux et répare les carreaux cassés. Il peut même mendier dans ses heures creuses.

Übergott[3]. Utopie d’histoire des religions.

Environnement. Grand drame de music-hall, dans le style de la Tragédie de l’Homme, à la différence que ce qui arrive là avec Adam et Ève  dans le temps en un endroit donné (l’Europe), se passe ici dans l’espace en un temps déterminé. Un quart d’heure en divers endroits de la Terre : Adam et Ève figurent partout, avec des différences énormes (en destin, en caractère) car l’environnement forme l’homme.

Traduction. Au wagon-restaurant le garçon vient me demander de payer. J’insiste pour qu’il pousse une chansonnette avant que je paye. Sur son étonnement je pointe du doigt l’écriteau : « Les clients sont informés qu’ils ne doivent payer que contre notes ».

Succès imprévisible. Une de mes nouvelles majeures n’a eu guère de succès, elle est restée ignorée. J’ai constaté par la suite que la raison en était la parution de la nouvelle dans une anthologie, vendue en deux cent mille exemplaires, mais ne contenant que des écrits légers. Une de mes autres nouvelles bien moins importante, éditée dans un recueil atteignant difficilement trois mille exemplaires est connue aujourd’hui par tous. On aurait besoin de Dieu, non pour son pouvoir, mais pour sa sagesse.

Les vieilles gens sont beaucoup plus intéressants que les jeunes, on peut toujours apprendre du nouveau, même du plus bête d’entre eux. La jeunesse enthousiaste m’ennuie souvent à mourir quand elle invente la poudre.

Minimum de solidarité. Il conviendrait que la loi punisse enfin non seulement celui qui tue, mais aussi celui qui n’empêche pas de mourir.

"Il travaille comme un bœuf." La question est : comme un bœuf ou autant qu’un bœuf ?

Foi moribonde. Au lieu de nous aimer les uns les autres, nous "décrivons nos caractères". Or toute description de caractère est relative : elle décrit le sujet, mais aussi son auteur.

Représailles. Les autres allaient au bureau, vaquaient à leurs occupations, réalisaient un programme régulier, pendant que moi je chantais et dansais et rigolais, je courais après des papillons de pensée. Les représailles arrivent maintenant : les comptes, l’examen, le jugement.

Journaux étrangers de grand format, journaux hongrois de petit format. Nous feuilletons, eux, ils lisent. Voir : en Hongrie on n’achète pas de livre, mais on peut les vendre.

Humour = Vérité trop acerbe.

Contrôle d’humeur. À la question « comment vas-tu ? » je ne pourrais donner une réponse exacte qu’à condition de connaître toutes les données me concernant qui peuvent agir sur la bonne ou la mauvaise humeur à un instant donné. On aurait besoin d’un office de contrôle d’humeur qui rendrait disponibles à tout moment ces données, et publierait même sur demande si à un moment donné j’ai un surplus (bonne humeur) ou un manque (mauvaise humeur).

Prison invisible. Mon propre être que je traîne partout avec moi.

 

Pesti Napló, 30 décembre 1934.

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[1] Lajos Pósa (1850-1914). Auteur de comptines et de chansons pour enfants.

[2] Turc d’Istanbul qui aurait vécu 150 ans, jusqu’en 1925.

[3] Übergott : Surdieu (construit d’après Übermensch : Surhomme.)