Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Le roman russe
Le roman de la
Russie
Dans la mesure où en matière de formalités
diplomatiques le statu quo ante est
petit à petit rétabli entre les nations de l’Europe et le
Pays du Grand Désordre, la circulation internationale des romans rouvre
également ses barrières devant le génie russe, ce qui
cache une hypothèse tacite de la part des éditeurs
littéraires bourgeois : ceux-ci supposent que dans la vie
intellectuelle russe brassée cul par-dessus tête depuis tant
d’années, un retour aux normes naturelles s’est enfin
amorcé, on y distingue de nouveau entre la realpolitik et les belles
lettres créatives de fiction pure, on peut donc placer celles-ci entre
les mains d’un bourgeois bien élevé sans risque de
contamination – l’écrivain russe devient tout aussi
fréquentable que le diplomate russe, on ne doit pas craindre qu’il
fasse de la propagande en catimini, puisqu’il n’y est plus
contraint par la communauté soviétique officielle qui a pris
conscience de l’indépendance du temps et de l’espace de
l’aristocratie intellectuelle. De ce point de vue là la dictature
russe mieux stabilisée, donc manifestement d’un degré plus
intelligente paraît presque "plus fiable" que la dictature allemande de
fraîche date (cette dernière, pour le moment, attend ouvertement,
non seulement elle attend mais elle exige
de l’écrivain allemand de faire de la propagande) – et sur
le marché des livres paraissent de nouveaux romans russes les uns
après les autres, des romans
au vrai sens du mot, donc ni des brûlots ni des prêches moraux ni
des évangiles, dont de toute façon tu ne pouvais recevoir autre
chose que ce qui ne t’intéressait pas du tout : l’opinion de
l’écrivain communiste sur la Sodome dans laquelle d’après
lui nous vivons – mais enfin,
enfin quelque chose qui légitimement t’intéresse : le
compte rendu de l’écrivain russe d’aujourd’hui sur la vie étrange et
particulière dans laquelle il vit,
ce qui se passe de nos jours en Russie, indépendamment de la question
secondaire de savoir si l’écrivain russe en question est un
communiste convaincu ou un "intellectuel" révolutionnaire
clandestin.
*
Le premier roman nouveau russe qui
m’est tombé entre les mains (si je me rappelle bien, il
s’intitulait "Chocolat"), était encore passablement
contaminé par "l’optique", j’avoue qu’il a
été difficile de le lire jusqu’au bout. Le malheureux
écrivain qui, à en juger d’après son sujet
(sentimental, imprégné des souvenirs d’enfance, avec
quelques couleurs freudiennes d’un "inconscient" mal
dissimulé) devait être talentueux, avoir une âme
poétique, une belle âme au bon sens du mot, avant
l’éclatement de la révolution, puis il devient fou sous les
yeux du lecteur, il tord le cou de sa petite histoire simple et par ailleurs gentille,
il la transforme en une parabole, par laquelle un nouveau monde, la force
apocalyptique de la germination d’une nouvelle
"spiritualité" cogne à la caboche de
l’intellectuel condamné à la rédemption. Pendant ce
temps il ne s’aperçoit pas que la petite histoire naïve,
d’amour, qu’il avait prise pour base, bien écrite, aurait
laissé dans le lecteur un souvenir plus impérissable que cent
bouleversements du monde, tandis que comme ça, dans ce romantisme bâti
sur une recette qui remplace le mot "patrie" par le mot
"classe", j’en garde le même souvenir que d’une
charmante petite comptine de Monsieur Pósa[1], qu’enfant, je devais apprendre par
cœur, mais comme j’étais mauvais élève je ne
saurais en citer que les premiers vers.
Petite œuvre faiblarde.
*
Deux magnifiques petits livres ensuite sont
devenus célèbres et de francs succès : l’un est
"Le Garçon de Café" de Smelior, l’autre sous la
forme du scénario du film "Les Concussionnaires". Les deux
sont sauvés de la malédiction de "l’optique" par
l’heureuse idée que les deux brillants auteurs montrent leur
héros sous forme humoristique
(et non satirique) : ainsi plus de problème, les talents ont libre
cours pour s’épanouir dans l’école
bénéfique des auteurs classiques (Tourgueniev, Tchékhov,
Gogol, Gontcharov – tous les deux formés dans cette école
en effet), justifiant et redisant pour le connaisseur ce qu’il sait
déjà, que l’empire de l’esprit a un ordre
d’évolution propre, et que l’histoire de la
littérature dans sa substance
n’a rien à voir avec ce qu’on appelle l’histoire tout
court.
Et enfin, le plus intéressant du
point de vue de l’enseignement qui précède (non dans
l’ordre de leur parution, mais tels que le hasard intelligent me les a
mis entre les mains) est le "Trois paires de bas de soie" de Romanov[2], dont la traduction hongroise vient de
récolter un beau succès.
Ouvrage hybride, étrange.
Les cent trente premières pages (le
tout n’excède pas vingt folios), je les ai lues truffées de
"petits cris de joie", comme le dirait le bon Ferenc Kazinczy[3] : d’excellentes qualités
d’écriture, une prose pur-sang, dans le style des meilleurs
naturalistes, de plus la plume est guidée par la chaleur
intérieure d’un caricaturiste fin et discret, presque de la force
de Dickens ; par moments la plume devient crayon, des gueules et des
gestes de Hogarth sourient entre les lignes. Ces cent trente pages constituent
un chef-d’œuvre d’esquisses. L’artiste à
l’œil perspicace et au cœur entier projette sur le papier un
immeuble moscovite avec ses habitants, dans la cinquième année
environ du règne soviétique : dans l’appartement de
l’ancien locataire une quinzaine de familles sont entassées, de
vieux bourgeois, des intellectuels, des ouvriers et leurs enfants – une
barque de Noé comique à serrer le cœur et horrible au point
de faire rire. L’ancien riche et le nouveau pauvre attendent dans le
même désespoir quelque ami inconnu, pendant qu’ils se
torturent et s’entre-déchirent, accompagnés du jappement
d’une meute de chiens (chaque famille a le sien) réunis par une
idée diabolique écervelée.
Je connais peu de cent trente pages aussi
fortes dans la littérature universelle.
Ensuite…
*
Ensuite commence une "action".
Deux amis, tous les deux des ci-devant intellectuels, l’un
s’adaptant par sa nature (et non par conviction) au nouveau
régime, l’autre, un mélancolique qui baisse les bras,
entrent en conflit à cause de la Femme, une sorte d’Ève éternelle,
au sens usé strindbergien – elle entraîne ses victimes dans
sa propre chute.
Mais l’auteur brusquement confus
n’arrive pas à résoudre même cette tâche peu
artistique avec les moyens propres puisés dans le contenu interne
à son histoire.
Le conflit, dans le fond, ne découle
pas de cette tragédie amoureuse, mais de la situation artificiellement
créée où un des amis s’adapte à la
mentalité du nouveau régime, et l’autre non.
Pendant ce temps on n’apprend pas
(encore heureux) lequel des deux personnages est plus proche de l’auteur,
quel destin et quel sort est plus humain, plus digne de l’homme à
ses yeux ; on apprend en tout cas qu’il considère comme
définitivement importante, sans pouvoir décider, la question de
l’engagement, le positionnement dans la société. Il
crée en catimini un problème de la question qui là-bas,
apparemment, semble même pour un artiste plus importante que
l’art : est-ce l’individu qui se sacrifie à la
société ou est-ce la société qui se sacrifie pour
l’individu, autrement dit qui était avant l’autre,
l’œuf ou la poule.
Résultat : un faible petit
drame cinématographique, une petite histoire d’amour
mensongère dégénérée en roman policier, avec
une fin mélodramatique, la déchéance d’un
écrivain de grand talent, son déraillement au niveau des romans
de gare, dans le même livre qui avait un début fulgurant.
*
Ce n’est qu’en Russie que peut
se produire un cas aussi étrange, pays où les écrivains
n’ont pas encore regagné leurs esprits, pas même les vrais
écrivains, du vertige du grand coup reçu à la tête.
Je les comprends. Nous n’en avons senti que le vent, mais aux yeux des
connaisseurs de l’histoire il est clair que les dictatures du vingtième siècle, principalement
dans leurs relations avec la culture et l’esprit, sont des dictatures d’un type
foncièrement nouveau, que ce monde qui a déjà
survécu à toutes sortes de dictatures n’a jamais eu encore
à affronter.
On en parlera une autre fois.
Pour aujourd’hui, en vitesse, un
paradoxe impressionniste à propos du nouveau roman russe : il
n’est pas facile d’écrire un roman pour un romancier qui est
lui-même un héros de roman. Pour une génération qui
elle-même vit une des plus grandes tragédies
de l’histoire, il n’est pas facile de rêver une
tragédie.
Pesti
Napló, 6 mars 1934.