Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Religion et psychanalyse
Intéressant
discours de récipiendaire à l’Académie
Saint-Étienne[1]
’image
est saisissante. Il n’y a dedans rien de
"médiéval" et pourtant elle a l’air
d’être détachée du présent. La Pensée
serait-elle indépendante du temps et de l’espace, sa dignité
inaltérable sous l’effet du temps et de l’espace
tracerait-elle une palissade autour d’elle, filtrant les bruits de la
rue ? Au demeurant c’est une séance réunie en
présence des invités habituels : l’Académie
Saint-Étienne a l’honneur de vous inviter au discours de récipiendaire
de Monsieur Ferenc Schmidt, professeur de collège à
Soroksár, portant le titre de "Psychanalyse et
pédagogie."
Entre les murs décorés et
pourtant hospitaliers, au milieu de la salle se trouve une table en forme de
croissant, où prendra place le président, Alajos Wolkenberg[2], professeur universitaire de
théologie, avec à ses côtés le nouveau membre. En
face d’eux, en demi-cercle, les autres membres de
l’Académie. Le cercle est fermé par un troisième
arc, le public – le mot "public" au sens confessionnel le plus
exact, puisque le mot catholique
signifie étymologiquement "universel",
"général". Des filles, des garçons, des hommes
et des femmes. Il y a parmi eux plusieurs jeunes prêtres et quelques
religieuses, des formatrices de l’ordre des demoiselles anglaises[3]. On voit aussi des moines vêtus de
bure. La salle est totalement pleine de cet ensemble amical de laïcs
et de religieux.
Le président salue le nouveau membre
et l’invite à prononcer son discours.
Psychologie et pédagogie.
L’orateur maîtrise brillamment
son sujet, il présente une brève esquisse de la nouvelle
école scientifique dont l’impact est quasiment inouï, celle
de Sigmund Freud. Il constate que partout dans le monde celle-ci a
bouleversé la conception séculaire de la psychologie, dans la
pratique et peut-être dans une mesure encore plus inquiétante dans
l’évolution des idées. Elle a révolutionné
l’opinion des masses sur le Grand Inconnu, l’âme enfermée dans le corps, que religion et
science n’ont osé approcher que par des comparaisons symboliques
telles un autel ; cette école a osé y toucher d’une
main téméraire, l’élever devant ses yeux, elle a
essayé de la démonter en ses éléments dans le but d’y reconnaître
sa provenance : les ressorts cachés de la vie instinctive
extracorporelle. Le conférencier ajoute aussitôt que ce grand
succès a dévié ce nouvel enseignement de sa base initiale.
D’expérience clinique thérapeutique elle est devenue une
science idéologique, au même titre que les autres.
Aujourd’hui on en est arrivé à ce que celui qui cherche une
explication cohérente pour comprendre la substance, la provenance et la
finalité de l’âme humaine, doit choisir : ou bien il
reconnaît la validité des disciplines morales et fait acte de foi
en l’origine divine de l’âme, ou bien il fait
allégeance à la méthode descriptive des
symptômes par l’analyse – tertium non datur, il faut choisir, la vie ne s’arrête
pas, les nouvelles générations assoiffées frappent
à la porte, nous devons décider : comment les
éduquer, comment et pour qui les préparer ?
*
Et déjà il répond.
- En pédagogie, nous devons
poursuivre le vieux chemin bien balisé. Le freudisme a incontestablement
récolté des succès honorables dans le domaine de la
guérison d’âmes adultes souffrantes, il a aussi enrichi de
quelques découvertes de validité universelle, nos connaissances
du fonctionnement descriptible de
l’âme. Mais en dehors de ces domaines il n’a rien
apporté de nouveau qui remplacerait ou rendrait inutile les vieux outils
de l’éducation. Ce
n’est qu’un faible délayage de l’écoute
médicale, cette pratique millénaire que l’église
ordinaire connaît sous le nom de confession
et dont le grand avantage est, contrairement au freudisme, d’offrir
aussi, en plus d’un soulagement, l’absolution et la
rémission des péchés, dont l’effet bienfaisant
diffère sensiblement de la panacée freudienne : celle-ci
encourage à l’épanouissement des instincts et
prépare par là même de nouveaux péchés, elle
libère par la littérature, arrache du cœur l’épine
des mauvais désirs.
*
Parasexualité, complexe
d’Œdipe, libido, et encore sexualité, sexualité…
Ces mots voltigent dans l’air en ricanant comme des petits lutins…
- Le freudisme reconduit tout à
la sexualité. Il clame, tantôt tacitement, tantôt
ouvertement (voyez Sándor Ferenczy !), que la sexualité joue
un rôle et a une orientation autonome, il possède et exige une vie
indépendante du maintien de l’espèce…
Le public s’agite sur les bancs.
Mais c’est de la sorcellerie ici (ou
une séance d’exorcisation ?)… Le diable est
peut-être évoqué pour dissuader, mais sa langue
tirée, fourchue, rouge, a bel et bien apparu. Le conférencier
jette un regard inquiet autour de lui : j’entends presque
l’étudiant… « on en voit la queue »
murmure-t-il de peur… « la queue » ondoie tout au
long de la salle.
Le Président se penche vers le
conférencier. Il lui chuchote quelque chose à l’oreille. Le
conférencier acquiesce, il feuillette son texte devant lui, il sort un
crayon, il se met à faire des corrections. Par la suite il
s’interrompt à plusieurs reprises, tourne des pages, manifestement
saute des passages.
*
Ensuite il résume.
- En fin de compte la psychanalyse, en
dépit de son sérieux et de ses résultats dignes
d’intérêt, s’oppose aux principes de base de
l’éducation chrétienne. Elle n’est pas apte à
diriger l’âme en développement, au contraire, son introduction
forcée pervertit carrément l’âme. Aujourd’hui
il est possible de faire cette constatation, une génération
entière a été nourrie de cette alimentation psychique
d’un nouveau type, et voici le résultat : l’esprit du
temps est devenu nettement hypersexualisé,
il surestime maladivement l’importance des plaisirs du corps. Or la
conception freudienne démesurément répandue et non
refrénée par des dogmes moraux est non une explication mais bel et bien la cause
et le germe de ce phénomène.
Après cette affirmation
péremptoire (osée, non dans sa vision, mais dans la surestimation
de l’importance du freudisme) le président exprime ses
remerciements pour cette très instructive conférence et il
reçoit solennellement Ferenc Schmidt au rang de membre plein de l’Académie.
Il pense avoir deviné « qu’il ne devait pas être
très agréable au conférencier de traiter ce
sujet », sujet qui en vérité « n’a
pas vraiment place parmi nous ». Pourtant cela nous a fait du bien
de l’écouter pour nous conforter dans nos convictions.
L’éducation freudienne n’a pas de place dans une
pédagogie méritante. Même dans la vie le freudisme ne
signifie peut-être pas autre chose qu’une « aspiration
des mauvais instincts à se défouler dans des
perversions ».
Applaudissements, approbations, le
président clôt la séance.
*
Moi aussi je fais un résumé,
pendant que je rentre lentement à la maison. En deçà de la
morale religieuse et au-delà de la morale scientifique, mon âme
pensante voit plutôt le phénomène, et dans ce qu’elle
voit, ni le croyant ni l’incroyant ne pourrait trouver sa
vérité.
C’est peut-être parce
qu’il n’y a pas une seule affirmation
parmi les pensées. Il n’y a que des questions, des questions, des
questions…
Incontestablement le catholicisme
mène un magnifique combat, surtout de nos jours, pour éclaircir
les notions fondamentales. Et pour clamer courageusement l’amour du
prochain, l’égalité entre les hommes, il a repris le
rôle joué autrefois par son adversaire, l’humanisme. Il est quasiment seul à brandir le
drapeau sur l’océan tempétueux des luttes des nations et
des classes, où la barque de Noé de l’avenir semble
être au point de sombrer. C’est un plaisir de lire les ouvrages
philosophiques, historiques et scientifiques des auteurs religieux
modernes : ils sont riches de savoir, de mesure, de compréhension
et d’aspirations à la compréhension, de désir
passionné de la recherche de la vérité…
Et pourtant… Justement pour cette
raison…
Mes mains retombent en méditant,
comme celles de Pilate autrefois…
C’est quoi la
vérité ?
Le Christ, nous connaissons
déjà, nous ne le confondons pas avec Satan, - mais qui oserait
prononcer en pointant l’index : et lui, c’est
l’Antéchrist ?
Sigmund Freud, le doux chercheur sage,
modeste truchement de son propre œuvre – serait-ce lui,
Barabbas ?
Je ne le crois pas.
Je n’ai jamais entendu dire
qu’il aurait renié la parole de l’Écriture. Donnez
à César ce qui appartient à César et à Dieu
ce qui est à Dieu.
Pesti
Napló, 10 mars 1934.