Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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FICK ET CSÍK ET FISCHER[1] [2]

Poète au concours de natation

 Description : Description : C:\la tour\DOSSIER ZUT\FRIGYES\Site KF\Fonds d'écran\1935\Fick, Csik et Fischer l.jpgher Monsieur le Rédacteur, vous n’imaginez pas à quel point je vous suis reconnaissant de ne m’avoir pas invité à suivre le plus important événement de notre temps, la compétition des trois nageurs prodigieux à la piscine olympique. Les autres messieurs qui m’y ont convoqué, attendaient de moi un compte rendu sportif professionnel, ce dont je suis incapable. En revanche, personne n’était curieux de connaître mon avis personnel, or le donner est ma spécialité, seul vous y étiez intéressé, et vous avez exprimé votre intérêt sincère en ne me disant rien, en attendant donc que je parle, moi, qui plus est sincèrement.

Alors je parle.

Tout d’abord de la natation en tant que telle, et de l’eau en tant que telle. Je vais dire en toute franchise, contrairement à l’esprit de l’époque, que toute cette affaire m’étonne beaucoup, je le dis, ça me met bouche bée, au risque d’avaler une tasse.

On classe en général la natation, de même que la course, parmi les sports à parcourir des distances, contrairement à d’autres performances sportives à exercer sur place, tels que le saut en hauteur, la boxe et le discours parlementaire. Cela signifie qu’en démarrant d’un point il convient de parvenir à un autre, qui plus est à la vitesse maximale dont on est capable. C’est là que commence le malentendu. Je m’explique. Sans tenir compte des poissons et des hydrophilidés, il existe tout un tas de mécanismes construits par l’homme qui même dans leur forme la plus primitive avancent plus vite dans l’eau que le nageur le plus prodigieux, voire, si on les observe bien, il s’avère que tout animal ou toute construction évoluant dans l’eau nage plus vite que les bons nageurs. Alors à quoi bon tout ce tintamarre ? Dans le fond, la natation sportive, au regard de tout autre exercice de nage, ne semble pas prouver qu’on peut avancer vite dans l’eau, mais plutôt qu’on peut aussi avancer lentement dans l’eau si l’homme ne recourt à aucun outil auxiliaire. On pourrait en dire autant de la marche, mais c’est une autre question.

Et puis, qu’est-ce que c’est que ce phénomène, un nageur prodigieux ? On se sent gêné pour parler avec lui. On peut discuter de toutes sortes de choses avec un écrivain ou un astronome, il existe tant de sortes d’astronomes et tant de sortes d’astres aussi, mais on ne peut nager que le crawl, la brasse ou le dos. Je dois avouer la gêne pénible qui était la mienne quand, arrivé à la piscine de compétition j’ai eu aussitôt le grand honneur d’être présenté à Fick, le nageur prodige américain. J’étais entouré de regards encourageants, je devais faire montre de mon savoir, quelles questions on doit poser à un nageur prodige.

- Quelle est votre opinion sur la natation ?

C’est cette question très originale qui m’est venue à l’esprit. Il m’a répondu qu’il me remerciait, il en avait une bonne opinion. Ce n’était pas une réponse très spirituelle de la part d’un nageur, ç’aurait été bien plus intéressant s’il m’avait par exemple répondu qu’il détestait la natation car elle entrave l’humanité dans son désir de s’immerger dans la poésie. Je lui ai tendu une perche sous la forme d’une question auxiliaire :

- Et quelle est votre opinion sur l’eau ?

- Oh, l’eau hongroise est de premier ordre ! – se dépêcha-t-il de dire pour me rassurer, dans la croyance que mon objectif était de lui extorquer des louanges dans un but patriotique.

- Oui, remarquai-je négligemment, tout le monde le dit. Mais mes amis qui ont déjà traversé l’océan, disent que l’eau américaine aussi est très… très liquide – ai-je ajouté poliment.

De nombreux photographes entouraient notre conversation, et on pouvait craindre que des micros s’approchassent également. C’est normal, ce n’est pas tous les jours qu’on voit ensemble un phénomène nageur et un phénomène humoriste ; que va-t-il en sortir ? C’est pourquoi je prends modestement congé de Fick et j’occupe ma place à la tribune, car ça va commencer.

J’emprunte un programme. J’apprends que le record sur cinq cents mètres est d’une minute cinquante-sept secondes et demie, alors que sur cent yards il est de quarante-neuf et troisquartscinqdixième minute, c’est le record européen relatif tenu par Tcho-tcha, un Turc d’origine chinoise, mais il a été battu par le nègre Tani-Tani, à la distance de quatre secondes cinq litres et six kilos.

J’ai la tête qui tourne un peu, mais mes confrères sportifs m’assurent que tout cela est très facile, simple et compréhensible, dès que je pige qu’il s’agit ici d’atteindre des performances de pointe. Pendant ce temps ça commence déjà, mais ce n’est pas conforme au programme qui annonçait en premier une compétition à cinq sur trois cents mètres. Le haut-parleur annonce que le record hongrois est tenu par Borsos, en sept minutes vingt-deux secondes sur quatre cents mètres ; il a remis son titre en jeu pour améliorer son record. L’instant suivant un tir retentit, un grand jeune homme comme touché au cœur, plouf, plonge dans l’énorme baignoire qui jusque-là étincelait là au milieu de la halle sous les feux croisés de cinq mille curieux. Il commence donc une compétition avec lui-même s’étant défié pour l’amélioration du record, cet ancien Borsos qui n’était capable de nager les quatre cent qu’en sept minutes et vingt-deux secondes et qu’il doit maintenant battre. Il arpente le bassin en grands bouillons, de longues brassées convexes de grenouille des bras et des jambes – il nage la brasse. Avec les yeux de son cerveau il doit voir à côté de lui la nage de lui-même, l’ancien Borsos, qui halète là près de lui, adversaire coriace, pour ne pas se laisser distancer. Mais le public ne voit que lui seul qui fait des efforts dans le bassin, ahuri de le voir lutter contre lui-même. Monsieur Borsos nage toujours, il fait des longueurs, des allers retours, il souffle, résolu, amer et entêté, comme le soldat dans la tranchée, face à l’ennemi, où le règlement interdit d’arrêter de tirer même si son propre empereur apparaissait dans son dos pour visiter les uniformes ; dans ces cas on est dispensé des honneurs. Enfin il s’arrête, il sort de l’eau, il apprend lui-même, étonné, par les haut-parleurs qu’il a réussi à améliorer son record de deux secondes. Borsos a vaincu Borsos, c’est génial. Et maintenant il peut continuer, le pauvre, à peine sorti de l’eau, il peut nager dans le bonheur.

C’est ensuite la grande compétition, les trois nageurs prodigieux ; mais désormais je n’y prête plus attention, je suis envahi de visions. Je m’imagine me jetant dans l’eau tout habillé pour faire le quatrième, faire mes longueurs et mes allers retours de plus en plus vite au milieu des clameurs admiratives des spectateurs : en une minute mille, deux mille, cinq mille, dix mille mètres. Les gens ne me voient même plus, ils entendent seulement mon vrombissement comme celui d’une hélice : c’est facile pour moi, je me suis vraiment caché un moteur sur le ventre, sous ma veste, mais personne ne le sait. Ensuite je me prosterne, je leur présente encore quelques innovations nautiques astucieuses telles que nage des épaules, nage de tête, nage de la plante des pieds, nage des pouces, tout en chantant sous l’eau une grande aria de Tarzan, ce qui s’impose puisqu’il est évident qu’après mon succès je serai immédiatement recruté par Metro Goldwyn, comme Weissmuller, l’ancien recordman du monde.

Puis je reviens de mes divagations, je regarde vite ma montre et je constate que ma vision a duré une minute cinquante-sept secondes et demie, ce qui me permet de postuler au record du monde, en effet, autant que je sache, aucun chroniqueur professionnel n’a encore jamais réussi à inventer une ânerie aussi gigantesque en si peu de temps.

Cependant, comme je l’ai calculé ultérieurement, le système solaire s’est rapproché de l’étoile Alpha de la constellation Alcyon à une vitesse de cent millions deux cent mille six cent cinquante-six kilomètres et quatre dixièmes de millimètres par seconde, et il a donc vaincu les Pléiades. Ce n’est pas un mauvais résultat, et j’étais étonné le lendemain que les journaux du matin n’en ont pas dit un mot. Ou alors ça a échappé à mon attention.

 

Ünnep, n° 25, 1935.

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[1] Peter Fick (1913-1980). Nageur américain, plusieurs fois recordman du monde de 100 m nage libre.

Ferenc Csík (1913-1945). Nageur hongrois, médaille d’or aux Jeux Olympiques de Berlin en 1936 : 100 m nage libre.

Helmut Fischer. Nageur allemand : Plusieurs fois médaillé en 100 m nage libre.

[2]Éditée en 2014 aux Éditions du Sonneur  dans la traduction de Cécile A. Holdban.