Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
FICK ET CSÍK ET FISCHER[1] [2]
Poète au concours de
natation
her Monsieur le Rédacteur,
vous n’imaginez pas à quel point je vous suis reconnaissant de ne
m’avoir pas invité à suivre le plus important
événement de notre temps, la compétition des trois nageurs
prodigieux à la piscine olympique. Les autres messieurs qui m’y
ont convoqué, attendaient de moi un compte rendu sportif professionnel,
ce dont je suis incapable. En revanche, personne n’était curieux
de connaître mon avis personnel, or le donner est ma
spécialité, seul vous y étiez intéressé, et
vous avez exprimé votre intérêt sincère en ne me
disant rien, en attendant donc que je parle, moi, qui plus est
sincèrement.
Alors je parle.
Tout d’abord de la natation en tant
que telle, et de l’eau en tant que telle. Je vais dire en toute
franchise, contrairement à l’esprit de l’époque, que
toute cette affaire m’étonne beaucoup, je le dis, ça me met
bouche bée, au risque d’avaler une tasse.
On classe en général la
natation, de même que la course, parmi les sports à parcourir des distances,
contrairement à d’autres performances sportives à exercer
sur place, tels que le saut en hauteur, la boxe et le discours parlementaire.
Cela signifie qu’en démarrant d’un point il convient de
parvenir à un autre, qui plus est à la vitesse maximale dont on
est capable. C’est là que commence le malentendu. Je
m’explique. Sans tenir compte des poissons et des hydrophilidés,
il existe tout un tas de mécanismes construits par l’homme qui
même dans leur forme la plus primitive avancent plus vite dans
l’eau que le nageur le plus prodigieux, voire, si on les observe bien, il
s’avère que tout animal ou toute construction évoluant dans
l’eau nage plus vite que les bons nageurs. Alors à quoi bon tout
ce tintamarre ? Dans le fond, la natation sportive, au regard de tout
autre exercice de nage, ne semble pas prouver qu’on peut avancer vite
dans l’eau, mais plutôt qu’on peut aussi avancer lentement
dans l’eau si l’homme ne recourt à aucun outil auxiliaire.
On pourrait en dire autant de la marche, mais c’est une autre question.
Et puis, qu’est-ce que c’est
que ce phénomène, un nageur prodigieux ? On se sent
gêné pour parler avec lui. On peut discuter de toutes sortes de
choses avec un écrivain ou un astronome, il existe tant de sortes
d’astronomes et tant de sortes d’astres aussi, mais on ne peut nager
que le crawl, la brasse ou le dos. Je dois avouer la gêne pénible
qui était la mienne quand, arrivé à la piscine de
compétition j’ai eu aussitôt le grand honneur
d’être présenté à Fick, le nageur prodige
américain. J’étais entouré de regards encourageants,
je devais faire montre de mon savoir, quelles questions on doit poser à
un nageur prodige.
- Quelle est votre opinion sur la
natation ?
C’est cette question très
originale qui m’est venue à l’esprit. Il m’a
répondu qu’il me remerciait, il en avait une bonne opinion. Ce
n’était pas une réponse très spirituelle de la part
d’un nageur, ç’aurait été bien plus
intéressant s’il m’avait par exemple répondu
qu’il détestait la natation car elle entrave l’humanité
dans son désir de s’immerger dans la poésie. Je lui ai
tendu une perche sous la forme d’une question auxiliaire :
- Et quelle est votre opinion sur
l’eau ?
- Oh, l’eau hongroise est de
premier ordre ! – se dépêcha-t-il de dire pour me
rassurer, dans la croyance que mon objectif était de lui extorquer des
louanges dans un but patriotique.
- Oui, remarquai-je
négligemment, tout le monde le dit. Mais mes amis qui ont
déjà traversé l’océan, disent que l’eau
américaine aussi est très… très liquide –
ai-je ajouté poliment.
De nombreux photographes entouraient notre
conversation, et on pouvait craindre que des micros s’approchassent
également. C’est normal, ce n’est pas tous les jours
qu’on voit ensemble un phénomène nageur et un
phénomène humoriste ; que va-t-il en sortir ? C’est
pourquoi je prends modestement congé de Fick et j’occupe ma place à
la tribune, car ça va commencer.
J’emprunte un programme.
J’apprends que le record sur cinq cents mètres est d’une
minute cinquante-sept secondes et demie, alors que sur cent yards il est de
quarante-neuf et troisquartscinqdixième minute, c’est le record
européen relatif tenu par Tcho-tcha, un Turc d’origine chinoise,
mais il a été battu par le nègre Tani-Tani, à la
distance de quatre secondes cinq litres et six kilos.
J’ai la tête qui tourne un peu,
mais mes confrères sportifs m’assurent que tout cela est
très facile, simple et compréhensible, dès que je pige
qu’il s’agit ici d’atteindre des performances de pointe.
Pendant ce temps ça commence déjà, mais ce n’est pas
conforme au programme qui annonçait en premier une compétition
à cinq sur trois cents mètres. Le haut-parleur annonce que le
record hongrois est tenu par Borsos, en sept minutes vingt-deux secondes sur
quatre cents mètres ; il a remis son titre en jeu pour
améliorer son record. L’instant suivant un tir retentit, un grand
jeune homme comme touché au cœur, plouf, plonge dans
l’énorme baignoire qui jusque-là étincelait
là au milieu de la halle sous les feux croisés de cinq mille
curieux. Il commence donc une compétition avec lui-même
s’étant défié pour l’amélioration du
record, cet ancien Borsos qui n’était capable de nager les quatre
cent qu’en sept minutes et vingt-deux secondes et qu’il doit
maintenant battre. Il arpente le bassin en grands bouillons, de longues
brassées convexes de grenouille des bras et des jambes – il nage
la brasse. Avec les yeux de son cerveau il doit voir à côté
de lui la nage de lui-même, l’ancien Borsos, qui halète
là près de lui, adversaire coriace, pour ne pas se laisser
distancer. Mais le public ne voit que lui seul qui fait des efforts dans le
bassin, ahuri de le voir lutter contre lui-même. Monsieur Borsos nage
toujours, il fait des longueurs, des allers retours, il souffle, résolu,
amer et entêté, comme le soldat dans la tranchée, face
à l’ennemi, où le règlement interdit
d’arrêter de tirer même si son propre empereur apparaissait
dans son dos pour visiter les uniformes ; dans ces cas on est
dispensé des honneurs. Enfin il s’arrête, il sort de
l’eau, il apprend lui-même, étonné, par les
haut-parleurs qu’il a réussi à améliorer son record
de deux secondes. Borsos a vaincu Borsos, c’est génial. Et
maintenant il peut continuer, le pauvre, à peine sorti de l’eau,
il peut nager dans le bonheur.
C’est ensuite la grande
compétition, les trois nageurs prodigieux ; mais désormais
je n’y prête plus attention, je suis envahi de visions. Je
m’imagine me jetant dans l’eau tout habillé pour faire le
quatrième, faire mes longueurs et mes allers retours de plus en plus
vite au milieu des clameurs admiratives des spectateurs : en une minute
mille, deux mille, cinq mille, dix mille mètres. Les gens ne me voient
même plus, ils entendent seulement mon vrombissement comme celui
d’une hélice : c’est facile pour moi, je me suis
vraiment caché un moteur sur le ventre, sous ma veste, mais personne ne
le sait. Ensuite je me prosterne, je leur présente encore quelques
innovations nautiques astucieuses telles que nage des épaules, nage de
tête, nage de la plante des pieds, nage des pouces, tout en chantant sous
l’eau une grande aria de Tarzan, ce qui s’impose puisqu’il
est évident qu’après mon succès je serai
immédiatement recruté par Metro Goldwyn, comme Weissmuller,
l’ancien recordman du monde.
Puis je reviens de mes divagations, je
regarde vite ma montre et je constate que ma vision a duré une minute
cinquante-sept secondes et demie, ce qui me permet de postuler au record du
monde, en effet, autant que je sache, aucun chroniqueur professionnel n’a
encore jamais réussi à inventer une ânerie aussi
gigantesque en si peu de temps.
Cependant, comme je l’ai
calculé ultérieurement, le système solaire s’est
rapproché de l’étoile Alpha de la constellation Alcyon
à une vitesse de cent millions deux cent mille six cent cinquante-six
kilomètres et quatre dixièmes de millimètres par seconde,
et il a donc vaincu les Pléiades. Ce n’est pas un mauvais
résultat, et j’étais étonné le lendemain que
les journaux du matin n’en ont pas dit un mot. Ou alors ça a
échappé à mon attention.
Ünnep,
n° 25, 1935.
[1] Peter Fick (1913-1980). Nageur américain, plusieurs fois recordman du monde de 100 m nage libre.
Ferenc Csík (1913-1945). Nageur hongrois, médaille d’or aux Jeux Olympiques de Berlin en 1936 : 100 m nage libre.
Helmut Fischer. Nageur allemand : Plusieurs fois médaillé en 100 m nage libre.
[2]Éditée en 2014 aux Éditions du Sonneur dans la traduction de Cécile A. Holdban.