Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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fermer les yeux

Entrée pour l’Encyclopédie

Cest cette expression que je vais démonter cette fois, la scruter de plus près. Nous filons une vie durant à côté de mots simples, or un homme distrait comme moi (d’après Bergson toute la littérature est un fruit de la distraction) s’arrête parfois devant un mot, s’émerveille, découvre dedans ce qui ne le regarde pas et qui pourtant est l’essence même du terme. Le plus souvent un sens tout différent de celui de l’usage commun. Il arrive même que ce soit le contraire. Le mot ne dévoile son âme véritable qu’après mise en regard de sous-entendus très lointains.

 Bien sûr il faut une occasion, la chose ne va pas d’elle-même : et cette occasion est toujours fortuite. Ce matin en me rasant j’ai découvert qu’en un certain point très délicat de cette opération privée dont chaque homme est l’unique et le principal "spécialiste" (il faut bien dix à quinze ans pour cartographier notre visage de ce point de vue-là), dans la commissure des lèvres où le rasoir a le plus facilement tendance à blesser, ces dernières années, involontairement mais systématiquement je ferme les yeux, parce que cela me permet de mener à bonne fin avec plus de sûreté les gestes à risque. Au premier instant cela m’a surpris, puisque selon une physiologie approximative plus mes organes sensoriels participent à l’exécution d’une opération, meilleure sera le résultat : la science de l’évolution proclame qu’un succès plus riche et plus approprié des êtres vivants supérieurs provient d’une opportunité de contacts plus riches et plus appropriés avec le monde extérieur grâce à la multiplicité de leurs organes sensoriels. Mais ensuite je me suis rappelé que justement dans le réflexe conditionné, dans les opérations où tout dépend de l’expérience, un usage des organes sensoriels est souvent plus néfaste qu’utile, les organes sensoriels se dérangent mutuellement dans l’exécution, simplement parce que l’un (disons, le toucher) a mieux automatisé la chose qu’un autre (disons, la vue), et un déséquilibre se produit dans la coordination. Mais en fait l’expérience ordinaire a depuis longtemps résolu ce problème. « Ferme les yeux et saute ! » - a-t-on coutume de dire, et je viens seulement de me rendre compte qu’il ne s’agit pas là d’un appel à un acte désespéré, mais d’un très bon conseil pratique : mes muscles exécuteront avec bien plus de précision la tâche qui leur a été confiée, s’ils ne sont pas dérangés par l’éblouissement (vertige, perspective faussée, etc.) dû à une imperfection des yeux. Un autre dicton amusant : « tes yeux t’empêchent de voir », fait concrètement allusion au fait qu’un autre organe sensoriel, ou même pas l’organe mais directement les nerfs, "voient" mieux que les yeux, et s’il s’agit de me retrouver dans le monde extérieur à un cheveu près, il est bien plus sûr, plus fiable de nous confier à l’instrument archaïque, instinctif, ancestral des nerfs. Un de mes prédécesseurs encyclopédistes (et mon compagnon dans le Reportage Céleste), Denis Diderot, rend compte dans un texte passionnant d’un entretien profond qu’il a eu quelque part avec un aveugle de naissance. La personne en question est professeur d’université en mathématique et en physique, un savant de premier plan en son temps à qui les sciences naturelles, la science de la réalité, doivent beaucoup. Ce savant aveugle, prudemment et en toute modestie pour ne pas offenser son ami voyant, lui fait part de son humble avis que s’il a une vocation particulière pour la recherche en physique, ce n’est pas malgré sa cécité, mais justement à cause d’elle. « Grâce à vos communications, dit le savant à Diderot, j’ai acquis une notion suffisante pour concevoir ce que voir veut dire. Je dois avouer que dans le monde de la physique j’ai trouvé la cause d’un grand nombre d’erreurs et de malentendus provenant de la négligence dans les abstractions : ce qui vous entraîne à pareille négligence c’est la situation confortable qu’un long bâton ou une longue antenne (avec mes propres mots) s’érigent de vos yeux, vous permettant de toucher même les objets éloignés que nous, aveugles, n’atteignons pas avec nos bras. Ne me comprenez pas mal : je ne prétends pas que vous êtes infirme, j’affirme seulement que dans une science aussi sérieuse que la physique le cerveau capable de combinaisons est un instrument beaucoup plus fiable que cette antenne que vous appelez vision, dont l’imperfection occasionne des troubles dans la compréhension des formes. » Il énumère ensuite toute une armée de preuves irréfutables dont il ressort qu’il ne serait jamais parvenu à ses découvertes et constatations les plus précieuses si, d’aventure, il était venu au monde avec des yeux parfaits.

 L’utopiste enthousiaste se tromperait-il en imaginant l’Übermensch, le surhomme, heureux propriétaire non pas de cinq ou six, mais d’au moins une douzaine d’organes sensoriels "extrasensibles" ? Il est certain que le sentiment de sécurité avec lequel le monde animal et le monde végétal se repèrent dans un monde extérieur complexe et hostile, vit, se multiplie et agit, accomplit des actes admirables, que ce sentiment de sécurité n’est pas directement proportionnel au nombre et à l’imperfection des organes sensoriels en contact avec le monde extérieur. D’amères expériences nous ont appris que les bactéries n’ont besoin ni d’yeux, ni d’oreilles, ni de toucher, ni même du "sixième sens", l’instinct sexuel, pour repérer dans notre organisme complexe avec une certitude maudite justement les cellules et les sécrétions à travers lesquelles elles peuvent nous jeter à terre et asservir notre corps en décomposition à leurs parents immondes, les miasmes de la putréfaction. Quel besoin d’organes sensoriels auraient les arbres et les fleurs ?

 Lorsque Einstein s’explique, vous ne prendrez pas pour des manières ou de l’originalité de sa part que la plus grande difficulté autour de la compréhension de ses enseignements est due à "l’Anschaulichkeit", le besoin d’évidence, l’attitude scandaleuse des ignorants d’être incapables d’oublier leurs yeux lorsqu’il leur propose le monde de la réalité. Lui, il est suffisamment honnête et il a assez de dignité humaine pour fermer les yeux ; comment la source innée de l’intuition aurait-elle pu autrement s’ouvrir dans son âme et dans son cerveau ?

Fermer les yeux…

Est-ce que cette expression n’aurait pas le même sens dans le monde de la morale que dans le langage commun ? Est-ce la basse philosophie de l’opportunisme qui s’est approprié cette expression ? Est-ce qu’elle n’est pas digne plutôt d’entrer dans le recueil des notions de la plus sage des philosophies ? Est-ce que pour mieux comprendre la présence insupportable, et pourtant nécessaire du mal dans le monde nous n’avons pas plutôt intérêt à fermer les yeux ?

Goethe dans ses dernières années s’est souvent moqué de l’adoration de ses contemporains qui n’auraient jamais manqué d’affubler son nom de l’épithète "divin". « Je crois, disait-il, qu’ils me comparent à Dieu car j’interviens aussi peu que Lui dans leurs petites affaires. »

Inverse donc le proverbe "même une poule aveugle trouve des grains".

À Budapest ça sonnera mieux ainsi : "seule la poule aveugle trouve des grains".

Pesti Napló, 21 juillet 1935.

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