Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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deviner et inventer

J’avais l’intention d’écrire sur un autre sujet cette semaine. Je vous dis cela sincèrement. Un essai sur les nouveaux genres dramatiques, avec accent particulier sur le cinéma qui gagne du terrain, y englobant des réflexions esthétiques et stylistiques.

Mais dans la société réunie hier soir, une excellente compagnie, des savants, des écrivains, des artistes, on a parlé de tout autre chose. Une personne voulait rendre compte de l’effet de deux livres extraordinaires de Thomas Mann, d’autres ont soulevé certaines questions d’une actualité brûlante sur la politique mondiale ou l’attitude que l’aristocratie intellectuelle devrait prendre en cas d’éclatement d’une guerre.

Je ne sais plus qui a lancé une question qui n’avait vraiment rien à voir : savez-vous écrire votre nom dans un miroir ? Au début nous étions tous fâchés, pourquoi déranger une discussion sérieuse avec un tel enfantillage ?

Mais la discussion en a été suspendue. En réalité, dans les minutes qui ont suivi chacun a saisi en secret son miroir de poche et a essayé d’écrire son nom.

Une bagatelle.

On a vite vu que nous étions incapables de tracer un simple carré en ne regardant que le miroir - les mains tâtonnaient et gesticulaient désespérément au-dessus de la feuille sans pouvoir commencer. Le plus maladroit parmi nous était un homme politique qui venait justement "d’esquisser" le destin de l’Europe pour les décennies à venir, "dans le miroir" de son métier, l’économie mondiale et la stratégie moderne.

Tout s’est noyé dans le rire et la confusion : le "trouble-fête" qui avait lancé cette idée, de modeste participant a brusquement été promu acteur le plus populaire de la soirée, il n’a plus arrêté de nous défier d’un truc après l’autre, et vers minuit la société si sérieuse ressemblait à une chambre d’enfant : l’un tâchait de garder une carafe d’eau en équilibre sur sa tête, un autre, animé d’une ambition suffisante pour gouverner un pays, essayait de brosser une pièce de deux fillérs sur la paume de sa main, sans résultat mais avec une obstination entêtée.

Enfin, est apparu le livre qui avait déclenché cette avalanche : énigmes pour petits et grands, de József Grätzer[1], intitulé "Sicc".

 

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Quel est le secret de la magie de ces jeux, devinettes, trucs, énigmes, blagues optiques ou sonores, amusements, illusions, tromperies de société ?

Il consisterait à nous montrer sous une forme comique à quel point nous sommes d’outrecuidants prétentieux enfants adultes, avec quelle facilité nous, grandes personnes aimables et de bonne foi, tombons victimes d’illusions et de malentendus, à quel point notre sens de l’observation est imparfait, nos organes de la perception, nos uniques soutiens dans le monde environnant, manquent de fiabilité.

Je sens au fond de tout ça quelque chose de plus, des caractères humains plus importants et plus productifs.

Dans ma préface au premier livre de ce genre de József Grätzer (le genre qu’il a inventé est devenu depuis très populaire, il a fait une plus grande propagande à la préface que la préface au livre) j’avais expliqué que le jeu exploite le talent le plus véritable et le plus humain de "l’homo ludens", l’homme qui joue, noyau et germe de toute curiosité, goût de l’expérimentation, en dernière analyse de tout progrès technique et scientifique.

Dans le nouveau livre je vois justifiée cette négation osée de la philosophie ayant pris son départ dans l’hypothèse de "l’homo sapiens", l’homme sage.

Je joindrais un nouveau jeu aux mille et un jeux rendant le livre exquis de Grätzer semblable sur un point à l’idée enchanteresse des Mille et une Nuits : des jeux de devinettes auraient pu tout aussi bien retarder l’exécution que les contes suspendus ; je n’imagine pas que Néron ou Robespierre n’auraient pas ajourné une exécution si la victime avait promis pour le lendemain la réponse à la devinette : comment peut-on mettre le feu à un morceau de sucre ?

Mon nouveau jeu consisterait à démontrer l’existence de relations entre des trucs destinés seulement aux enfants et des inventions et découvertes destinées au monde entier.

 

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Quelques exemples au hasard.

Le "Fauteuil enchanté" sur le dossier duquel une canne en équilibre se retourne, porte en soi l’idée de la turbine.

La lourde colonne de livres soulevée grâce à un sachet en papier gonflé d’air évoque le principe de la presse hydraulique.

Le son transmis par un fil à coudre et transformant un grattement en un coup de canon, dans un emploi plus large est appelé haut-parleur" : le microphone est basé sur ce même principe, et pour l’essentiel la radio  en est une solution pratique.

L’expérience ancienne attribuée à Archimède, l’unique boulette de pain que l’on sent comme double entre les doigts retournés, était un premier jet du projet d’expérience et de théorie tendant justement à démontrer dans les recherches de l’école pavlovienne que tout notre fonctionnement psychique, intellectuel, notre cerveau, nos sentiments et nos passions, dirigent notre avenir, la Tragédie Humaine, dans la nécessité simple de ce qu’on appelle les "réflexes conditionnés".

 

*

Au cours d’une telle innocente plaisanterie se dévoile devant notre conscience honteuse et boudeuse toute l’automaticité, toute l’impuissance de notre psychisme. On y apprend qu’on peut pareillement tromper et brouiller l’empereur et le mendiant, l’adulte comme l’enfant, le génie, comme le touche-à-tout, simplement parce qu’ils sont incapables d’observation véritable, du résultat qui consisterait en une observation distincte de chaque cas, comme si nous n’en avions jamais vu de semblable, indépendamment de l’image que nous attachons aux autres phénomènes similaires.

Rien à faire.

À la stupide question (je l’ai essayée cent fois sur des adultes et parmi les cobayes il y avait même des professeurs d’université) : quelle est la raison pour laquelle l’avion met quatre-vingts minutes pour aller de Budapest à Vienne mais il a besoin d’au moins une heure et vingt minutes pour parcourir le même chemin au retour ? – à cette stupide question les interrogés m’ont donné individuellement les réponses spirituelles les plus variées (vent contraire, fatigue du pilote, plus lourde charge, etc.), mais aucun n’a remarqué qu’une heure et vingt minutes font exactement quatre-vingts minutes : l’inertie de notre système nerveux habitué à la base dix, en y ajoutant la signification trompeuse des termes "le même" et "au moins", entrave le raisonnement sensé et appliqué au cas spécifique.

Qu’ajouter à cela ?

Dans le livre de Grätzer j’ai appris qu’il n’y a guère de personnes capables de remémorer ce qu’on peut lire sur le cadran de sa propre montre qu’on regarde pourtant attentivement si souvent, chaque jour, pendant de nombreuses années.

Voilà les observateurs que nous sommes. Et c’est sur cette capacité d’observations que nous fondons notre connaissance prétentieuse des hommes, nos jugements moraux, nos opinions ne supportant pas la contradiction et nos convictions : autant de "vérités", pour lesquelles nous pourrions mourir et tuer.

 

 

*

Abattu et honteux, je peux à peine balbutier, non pas ma conviction, seulement mon doute, à la question posée avec ruse : le livre de Grätzer vous a-t-il plu ?

D’autant plus qu’à la question lancée à la va-vite « me plaisez-vous ? », nous répondons mécaniquement la sottise insensée « bien sûr, beaucoup ! », sans même remarquer quelle réponse outrecuidante et arrogante nous donnons de cette façon.

Après une longue méditation et dans la mesure où derrière la question qui chercherait l’effet qu’exerce sur moi le livre récemment paru, intitulé "Sicc" du sympathique et populaire József Grätzer ne se cache nulle intention de me faire marcher, alors je prends le risque d’affirmer que ce livre me plaît beaucoup et « qu’il me procure beaucoup de satisfactions ».

 

Színházi Élet, n° 31, 1935.

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[1] József Grätzer (1897-1945). Un temps secrétaire de Karinthy. Surtout connu pour ce livre d’énigmes intitulé "Sicc"