Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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le marqueur anonyme

Défi lancé pour qu’il se manifeste

Qui est-il et où est sa patrie ? Je n’ai jamais encore réussi à le prendre sur le fait. Ses ancêtres, je les connais bien, ils étaient des savants reconnus, des grands esthètes, l’élite et en même temps les critiques de la vie intellectuelle. Le bisaïeul de la société avait gravé ses annotations sur des briques sumériennes ou des obélisques égyptiens, il n’avait pas fort à faire, la brique comme l’obélisque ont des bords bien nets, et même si ça s’ébrèche un peu, il en reste toujours pour la postérité. Sans même parler des annotations qui rappelaient la gloire du roi sur le rebord des pièces de pengoes. Les annotations ne sont pas rares non plus sur les papyrus de la bibliothèque d’Alexandrie. Plus d’un des auteurs fut maintenu en vie exclusivement grâce à ces annotations. Si je ne me trompe, Apollonios de Rhodes fut également découvert ainsi. Par la suite les marqueurs ont acquis une réputation certaine, c’est « sous des astérisques » qu’ils firent leur entrée dans la littérature officielle, essentiellement scientifique. Il est devenu à la mode, particulièrement au siècle dernier (une mode plutôt mauvaise), que dans la deuxième édition des œuvres, dans la marge inférieure de la feuille, l’auteur intègre les annotations qui lui venaient à l’esprit pendant la lecture de l’œuvre (l’esprit de l’escalier).

Le marqueur véritable, quand il était encore respecté, ne se dissimulait pas dans l’obscurité de l’anonymat. Il gravait son opinion dans la marge, dans la certitude que son nom rendrait le livre plus intéressant. Les ouvrages souvent empruntés de nos bibliothèques publiques sont chargés de ces déclarations orgueilleuses et enflées d’amour-propre. (Récemment j’ai retrouvé à la bibliothèque universitaire cet exemplaire des essais de Schopenhauer que moi-même, étudiant débutant, j’avais gribouillé partout, dans un duel intellectuel emporté contre le sage amer. En songeant à l’Allemagne d’aujourd’hui, je constate que ce ne sont pas ses sagesses de maturité, mais mes sottises immatures qui se sont avérées.) Il existe certaines annotations qui ont survécu à des livres. Plus personne aujourd’hui ne se souvient de l’auteur qui a écrit une étude sur János Arany. En revanche on se souvient de l’annotation « Attendait, mon œil ! » jetée dans la marge au bas d’une certaine page, où le critique développe que Arany attendait toujours l’instant salutaire de l’inspiration.

Les temps changent et le descendant tardif des marqueurs célèbres est devenu un marqueur anonyme. Il ne lit plus des livres, il reste cloué au café – mais où ? et quand ? – c’est la question. Je suis moi-même un habitué des cafés, pourtant je ne l’ai jamais rencontré. Je dois supposer qu’il y entre à l’aube en rasant les murs, il prend place dans un coin écarté, il feuillette les journaux de la livraison du matin et les illustrés aussi d’ailleurs, et tel un censeur, il les pourvoit de ses annotations anonymes et fantomatiques.

J’imagine cet homme maigre et morne, portant un long blazer noir, il marche sans bruit, inaperçu. Il ne s’adresse à personne, il est ignoré par tous, j’interroge en vain le garçon. Au demeurant il a une culture énorme, encyclopédique, il se connaît à tout et il a un avis sur tout, aussi calé en littérature qu’en science et en politique. Néanmoins il n’a pas pour vocation de développer son opinion, mais plutôt de fustiger toutes les balivernes immorales et ignares que l’on peut lire dans la presse.

Tous ces traits négatifs permettent malgré tout de dessiner les contours d’un caractère défini.

Ce Marqueur Anonyme est Quelqu’un, un homme vrai, et non quelque faible impressionnable que l’on peut endormir de belles paroles.

La première fois que j’ai rencontré les traces de sa main, j’étais un jeune poète heureux. Elles m’ont fait l’effet d’une douche froide, elles m’ont jeté par terre, pour tuer mes illusions. C’est un poème sensible et fin et ténébreux que j’avais publié dans la revue littéraire la plus prestigieuse. Lorsque, au café, j’ai aperçu mon nom sur la couverture du spécimen, j’ai ouvert le cœur palpitant les belles pages blanches, joliment imprimées (l’aspect extérieur de la revue était aussi très artistique), pendant que j’entendais déjà dans mon oreille la mélodie de mes vers : il s’agissait de moi-même, à quel point je souffrais dans mon chagrin (ô âge d’or, quand on peut encore se permettre un pareil luxe !), je ne me sentais pas suffisamment de force pour réaliser mes grands projets, c’est pourquoi je sentais un presque dégoût de moi-même. Le poème était beau, il me plaisait beaucoup, et je me réjouissais à l’avance de le voir gravé en lettres minces, bien taillées. Je n’ignorais plus qu’une poésie fait obligatoirement plus d’effet, imprimée que manuscrite. J’ai fini par trouver ma page, mais qui saurait décrire mon effarement et ma honte ? La première chose qui m’est sautée aux yeux, au crayon gras (il utilisait un graphite 6B, le salaud !) bien plus tape-à-l’œil et criard que les lettres imprimées, on pouvait lire après le dernier vers (dans lequel je dévoilais le dégoût de moi-même, en minaudant, et dans l’espoir secret que plus je suis sévère envers moi-même, plus le lecteur m’enfermera dans son cœur) « IL Y A DE QUOI, CRÉTIN », comme ça, en lettres capitales, pour que cela ne puisse pas m’échapper.

Car le Marqueur Anonyme est un homme droit, il ne se perd pas en discours, il prononce des avis clairs et concis, et il apostrophe l’auteur généralement nommément, ad hominem, il lui dit en face ce qu’il pense, sans se tourner vers le lecteur, comme l’écrivain – c’est pourquoi ses interventions ont une force si élémentaire. Il compte avant tout sur l’auteur, il sait très bien que celui-ci sera le premier à prendre le journal en main, et il lui gâche narquoisement son plaisir jamais banal de la rencontre avec la lettre imprimée. Il regarde avec toi dans le miroir, avec une grimace suffisante pour te désenchanter.

Écrivain, journaliste, c’est pareil pour lui, il se fiche du style, seul le contenu l’intéresse, la constellation des faits, indépendamment de savoir si la forme est régulière ou libre. C’est lui qui, à la question poétique « Qui se tient là-haut au sommet du rocher… C’est Hunyadi, le preux chenu[1] » réplique brutalement et sans pitié la vérité, selon laquelle, observé la tête froide, poser une question à laquelle on connaît très bien la réponse est effectivement négligence et gaspillage de papier, voire carrément signe d’un début de paralysie, puisque du point de vue du lecteur un grand nombre de personnes pourrait se tenir là-haut au sommet du rocher.

Il est sévère, mais il a aussi ses humeurs. Dans la marge du rapport sur l’assassin exécuté il connote avec un mépris presque paternel : « alors, bêta, tu avais besoin de ça ? »

Il est représentatif de l’opinion publique le plus souvent, mais avec une intensité telle que cela en fait presque un avis personnel. Dans sa vision politique il est d’extrême droite, il n’aime pas ceux qui pèsent et ergotent, ceux qui par leur bavardage ne font que dissimuler leur faiblesse. C’est un homme d’action. Il n’y a rien qu’il tolérerait aussi mal que l’affectation melliflue de la sage modération, il y flaire de l’hypocrisie. Dans la marge du reportage politique dans lequel Eckhardt[2] déclare qu’il ne souhaite pas devenir ministre, il a noté avec fureur : « raconte ça à ton grand-père ! », parce qu’il est incapable de supposer que quelqu’un n’ait pas envie de devenir ministre, alors que c’est enviable.

C’est ce ton direct de discussion qui fait le charme de sa personnalité : il est toujours personnellement présent et ne conteste pas que les affaires du monde l’intéressent, avant tout dans leur aspect qui peut concerner sa vie. Dans son dernier numéro, Az Est a rapporté qu’un député britannique du Labour a traité le Premier ministre de sombre individu qu’il faudrait chasser de la vie publique à la cravache. Naturellement notre homme n’a pas laissé la chose sans commentaire. Il a noté en bordure de page avec une ironie menaçante : « Ce pays me conviendrait bien ! »

Parfois il devient carrément majestueux, la force de conviction et l’inspiration de la découverte de la vérité le remplissent de courage. Il abandonne la bordure de la feuille, il brise ses limites naturelles, il fait irruption au milieu des lettres, il se révolte, il frappe de son poing, il remet de l’ordre, on va voir ce qu’on va voir. Un journal du matin a publié en grosses lettres les affaires d’une "jeune bourgeoise de Pest", en taisant son nom, en rappelant seulement les faits compromettants. Le Marqueur Anonyme a dû penser que son heure était venue, qu’il n’était plus temps de tergiverser, d’hésiter. D’un coup, tel l’empereur Joseph II, il a biffé d’un trait de plume le mot bourgeoise et il l’a remplacé par la sentence lourde : "juive".

Cela a dû le soulager, d’avoir enfin fait ce qu’il a pu dans l’intérêt de l’humanité.

Je l’envie.

Demain matin j’ouvrirai le journal au café, avide et curieux. Il se manifestera sûrement dans la marge, il fera connaître son avis écrasant sur les Marqueurs Anonymes ainsi que sur l’écrivain qui s’est laissé aller à se consacrer à des personnages de ce genre, plutôt que balayer devant sa porte.

 

Pesti Napló, 7 février 1935.

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[1] De Hunyadi, poème de Gergely Czuczor (1800-1866)

[2] Tibor Eckhardt (1888-1972). Avocat, homme politique.