Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

IAROCHI ANZA IKAGADESKA

Évidemment, si le lecteur lit ce titre, il se dit : cet Inthy écrit encore du charabia, il n’en a pas marre ? Je me rassure en me disant que lorsque mon excellent confrère T. Otsuka, collaborateur du Tôkyô-Nichi-Nichi, dont j’ai fait la connaissance à cette occasion, rendra compte dans son journal paraissant en un million et demi d’exemplaires de sa rencontre avec moi, fera la même expérience ; le lecteur japonais dira en secouant la tête : iki jaroshi Tsuka vataksi charabiuki. C’est-à-dire : une fois de plus cet Otsuka écrit en charabia.

Comme vous voyez, hier soir j’ai fait des progrès fulgurant en japonais comme il est prouvé par des photos : nous trinquons en japonais avec ces excellents gars japonais.

Je vous jure qu’ils sont très intéressants. Leurs cheveux noirs improbablement brillants, leurs petits yeux bridés de rapace, reflètent leur totale confiance et leur affectueuse communicabilité, leur curiosité vorace d’accueillir la curiosité qui rayonne vers eux. Mais ce n’est que surface. Si ensuite on parle avec eux (c’était simple, ils prononcent l’allemand et l’anglais aussi atrocement que moi, ce qui fait que nous nous comprenons à merveille) il s’avère que ces jeunes gens de vingt ou vingt-deux ans sont autant de diplomates et d’agents responsables entre les mains de Tokeramo[1] : ils sont prudents, soupçonneux, réservés et réfléchis, dès qu’il s’agit de m’aider à apprendre quelques détails sur les projets de ce Japon qui en cent ans a plus progressé en culture et civilisation européenne que l’Europe en mille ans, ce Japon dont ils incarnent l’avenir, futurs professeurs, médecins, hommes politiques, écrivains et économistes, pour le moment champions des compétitions sportives universitaires. J’ai dit cent ans mais j’aurais dû dire cent un, il convient en effet de savoir qu’au Japon chaque homme et chaque institution a un an de plus qu’en Europe : l’âge compte chez eux à partir de l’instant de la conception et non de la venue au monde. Ils sont très conscients de cette différence, ils annoncent leur âge de cette façon : j’ai vingt ans, en Europe.

Au demeurant, l’ambiance du moment est un peu déprimée, il est vrai que Zigaro, le plus jeune, a fait ce matin un saut de 7 mètres 52 et a remporté une médaille, mais le relais n’a pas réussi comme ils l’avaient espéré. Ils hochent la tête, leur déplaisir est manifeste quand on en parle ils se lancent dans un pépiement passionné (pardonnez-moi, cette conversation me fera éternellement penser à ce pépiement que j’ai entendu dans la bouche  d’un maki chez un marchand d’oiseaux où il passait sa vie, et qui ne savait pas émettre d’autre son qu’un pépiement), des reproches moroses, des autoaccusations, de l’amertume. Dans ma distraction je jette un coup d’œil angoissé sous la table : ne se sont-ils pas fait hara-kiri en cachette, avec le canif courbe approprié ? Non, non, ils descendent bien tous des ancêtres à hara-kiri, mais au milieu du vingtième siècle.

La notoire politesse que met une rédaction japonaise pour refuser un mauvais manuscrit vaut celle chez nous de la Société Kisfaludy remettant un diplôme d’honneur – cette politesse pesante ne l’est pas tant en réalité. Ils se serrent les mains, déploient un air jovial, s’amusent autant que la jeunesse européenne, tout en faisant éclater leur denture de chapelets de riz avec une fierté, même une vanité presque ostentatoire. Leur modestie en revanche est en effet exotique – impossible de s’en dévêtir, c’est une tradition plusieurs fois millénaire d’un peuple où l’individu n’a jamais compté, seulement les idéaux communs, l’admiration désintéressée envers le mérite d’autrui – le monde de Kokoro (le Cœur), tel que l’a écrit Lafcadio Hearn[2]. J’aurais beau essayer de persuader l’un d’entre eux de parler de lui-même, il se mettrait aussitôt à louanger un de ses collègues – oh, vous savez, là-dedans je suis trop petit, adressez-vous plutôt à Manaké, lui, il connaît la littérature asiatique et européenne sur le bout du doigt. Et effectivement, Manaké cite toute une armée de nom, il a aussi entendu parler de Menyhért Lengyel[3], mais d’après lui il n’a aucun mérite, je devrais m’adresser à Yamamoto, c’est un authentique expert en économie. Chez Yamamoto je ne suis même plus surpris d’entendre qu’il admire Otsuka, qui d’après lui est un homme parfait.

Le style est étrange et inhabituel pour une oreille européenne – mais à la réflexion je pense que per saldo nous nous en sortons pareillement. Chez nous chacun louange soi-même et dit du mal de l’autre, tandis qu’eux se déprécient tout en appréciant le voisin – le bilan des louanges et des critiques est le même, et si je refais l’équilibre et je retranche les exagérations, j’apprends la vérité sur chacun.

Je note encore à la va-vite dans mon calepin les points suivants :

Les garçons, comme il se doit pour des sportifs sérieux, ne boivent pas, ne fument pas, ah oui, avant que je n’oublie, la femme européenne plaît à tous, mais curieusement plutôt celles qui sont bien en chair. La seule exception est le journaliste japonais qui raffole de la bière et trouve le tabac hongrois de Verpelét excellent.

Ils sont enchantés de nos pastèques, ils n’ont pas ça chez eux, mais ils en consomment modérément. En revanche ils ne cessent pas de manger du pain, sans interruption, pour eux c’est comme respirer. Ou comme le riz.

Ils laissent pousser l’ongle de leur petit doigt de deux ou trois centimètres : c’est ce qui représente chez eux le dandysme, l’instinct de damoiseau. C’est un sacrifice de leur part, puisque l’ongle les dérange manifestement dans le sport, comme nos dames sont dérangées par le rouge à lèvres ou les chaussures de plage dans le sable.

Ils se plaignent du temps qu’il fait, à ma grande surprise ils en veulent non au froid mais à la chaleur (ils ont goûté cette semaine ces deux bienfaits du "climat tempéré"). Je trouve cela immodeste, en pensant aux canicules de quarante degrés au Japon. Mais c’est vrai, à l’étranger on est plus exigeant.

À mon grand plaisir car je l’ignorais, ils revendiquent une parenté avec la race hongroise, ils évoquent aussi des racines linguistiques communes. Lorsque l’un d’entre eux mentionne qu’ils apprennent et prononcent les mots hongrois facilement, les autres s’attroupent autour de lui et se surpassent en exemples de mots frères comme eau (en hongrois víz, en japonais mízó), couverture (takaróvatalestchi tatchi). Etc.

Une surprise immense : je leur demande de citer de grands poètes japonais, l’un évoque Indsamandso. Mais ce nom, je l’ai inventé pour une de mes caricatures poétiques que j’ai concoctées sur les traductions japonaises de Kosztolányi. Et ne voilà-t-il pas qu’existe vraiment un poète japonais de ce nom ! Je ne serai plus surpris désormais si un de mes confrères humoristes japonais avait inventé le nom Kosztolányi dans sa parodie de la poésie hongroise.

Comme nous, ils aiment le foie gras.

À propos de leur écriture filant du haut en bas ils prétendent qu’elle est aussi lisible pour les Chinois, les Mandchous et les Hittites, mais ils lisent le même texte dans une autre langue. Au vu de mon étonnement l’un d’eux m’explique très intelligemment que c’est la même chose que de lire chez nous les chiffres arabes, chaque peuple dans sa propre langue.

Et enfin : l’Abyssinie ne les intéresse pas.

 

Színházi Élet, n° 35, 1935.

Article suivant paru dans Színházi Élet



[1] Personnage du drame de Menyhért Lengyel (1880-1974) intitulé "Typhon" (1934).

[2] Lafkadio Hearn (1850-1904). Écrivain irlandais qu prit la nationalité japonaise sous le nom de Yakumo Koizumi auteur de Kokoro, au cœur de la vie japonaise.

[3] Menyhért Lengyel (1880-1974). Écrivain publiciste hongrois.