Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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RECORD MONDIAL – VINGT KILOMÈTRES A L’HEURE[1]

(Compétition d’autos de plus de trente ans)

Mon excellent ami Monsieur Geiringer serre un livre dans sa main sous une large banderole portant l’inscription Bienvenue. La date du livre : 1905, son titre : "Annales de l’Automobile-Club de Hongrie", sa partie la plus intéressante est la rubrique des petites annonces où l’on propose les automobiles "les plus modernes".

Est-ce possible ? Étaient-elles comme ça ?

Cinq minutes plus tard tu peux vérifier de tes propres yeux que oui, c’est possible : comme dans un rêve où tu voyagerais sur la Machine du Temps, avance la première automobile, sur les huit qui ont participé à cette course exceptionnelle. Une course de vitesse comme une autre, mais avec un handicap de trente ans. C’est l’âge que doivent avoir au moins les véhicules.

L’illusion est parfaite. La fanfare des pompiers volontaires de Siófok[2] en béret rouge entame "Entends-tu, belle de Körös…", cris de liesse de toutes parts. Parmi les notables réunis tes yeux cherchent instinctivement Krisztinkovich, Cserépy[3] ainsi que le pimpant baron Frigyes Born aux moustaches de l’armée autrichiennes.

Les huit automobiles franchissent l’une après l’autre la ligne d’arrivée, et les arbitres constatent avec émerveillement que leur vitesse moyenne a atteint vingt kilomètres à l’heure. Une vitesse étourdissante !

Les conducteurs accueillent les ovations avec dignité. Ils sont bien sûr un peu essoufflés, mais pensons qu’ils ont quitté Budapest il y a seulement six heures, et tout au long du parcours des foules enthousiastes ont célébré ces héros de l’allure vertigineuse. Ils sont vêtus à la dernière mode (qui s’accorde aux voitures). Canotier, veste grise, pantalon blanc, chaussures jaunes, une fleur gigantesque à la boutonnière, une lavallière flotte à leur cou. Les capots sont ouverts pour que tout le monde puisse admirer la mécanique de ces charrettes de sorcier.

Quel escadron !

Et pourtant, celui qui comme moi compte déjà quarante berges et quelques minutes, cherche à comprendre ce qui fait que ce spectacle paraît si irrésistiblement comique et grotesque – tellement grotesque et improbable que de chaque gorge éclate un flot de rires, les organisateurs eux-mêmes ne résistent pas, comme des comédiens débutants sur la scène, ils sont emportés par le rire, quand ils se voient reflétés dans les yeux du public.

Pourquoi cette chose paraît-elle tellement anachronique – trente années, est-ce si long ?

Nous étions des grands adolescents lorsque la première automobile a longé les avenues de Pest : auparavant on n’avait jamais rien vu de semblable, mais nous ne jugions pas pour autant notre monde inimaginable ou anormal.

Rions-nous de notre propre naïveté ?

Ce n’est pas si simple.

Si on faisait défiler de vieilles calèches du début du siècle dernier, ou a fortiori, des quadriges romains, ou encore des roulottes du moyen âge, personne ne rirait, chacun vénérerait avec émotion et recueillement ces magnifiques souvenirs du passé. Pourtant ils étaient des moyens de transport passablement plus primitifs.

Anciens et primitifs – mais parfaits dans leur genre.

Si ces automobiles nous font rire, c’est parce qu’elles représentent le début d’un processus évolutif dont nous connaissons déjà un stade plus avancé, autrement dit nous reconnaissons les défauts du début, les erreurs et les fausses pistes de tentatives ratées. Leur gaucherie est charmante et ridicule, celle d’un bébé d’un an qui trébuche et apprend à marcher.

Autant d’absurdités, ces volants inclinés, proéminent, qui branlent presque – ces manivelles qu’il fallait tourner et encourager pendant de longues minutes jusqu’à ce que le moteur obtempérât s’il voulait bien. Et pourquoi fallait-il construire les premières automobiles à l’image des anciens fiacres ? Les passants n’auraient-ils pas admis autrement qu’il s’agissait de vrais véhicules, sans chevaux pour les tirer ? Ou était-ce justement le moyen de souligner le miracle, la magie, le prodige, ce non-sens, ce « voyez-vous ? Ça ressemble à une voiture normale mais aucun cheval n’est harnaché devant et pourtant elle roule ! »

Il existe étonnamment une sorte d’entêtement et d’inertie qui font que les innovations, dans leur aspect extérieur, tendent toujours à imiter les anciens moyens dépassés, dont pourtant elles diffèrent justement dans l’essentiel qu’il faudrait mettre en avant – et non l’événement sous le signe duquel elles sont nées. Ainsi le premier avion ressemblait davantage à un moulin à vent atteint de tournis ou à une boîte à chapeau écervelée (was hat ein Fisch auf ein Baum zu suchen ?[4]), qu’à son idéal, l’oiseau – et je soupçonne que la forme actuelle de la radio comme du cinéma n’a pas bien trouvé la ligne simple qui correspond à leur contenu essentiel : la manifestation de la vie éternelle et de l’oreille du monde.

L’essentiel de l’automobile est la vitesse – la ligne aérodynamique touche de près cette notion – au stade final de son évolution elle devra ressembler à une flèche ou une torpille.

Ces autos nourrissons, ces autos embryons, non seulement n’expriment pas la vitesse, mais avec leur devant plat et leurs flancs concaves font plutôt penser à  un landau ou à une chaise à bascule dont la vocation principale est de bercer sur place – c’est vraiment un miracle qu’en plus de tanguer elles pouvaient aussi avancer telles un canot sans rames que l’on meut de l’intérieur vers la rive.

Savez-vous comment on les appelait malgré tout ?

Vous souvenez-vous de leur nom imagé ?

"Dévoreuses de kilomètres" – c’est ainsi qu’on les appelait.

Cette expression signifiait que ces tacots, ces moulins à café grinçants, dévorent les kilomètres, les mangent, les absorbent, les kilomètres disparaissent dans leur panse comme dans la bouche grande ouverte de l’avaleur de boulettes du Luna-Park.

Comment faudrait-il alors nommer l’engin de Segrave[5] à cinq cents kilomètres à l’heure ?

Dévoreur de kilomètres ?

Siroteur de kilomètres, dégustateur de kilomètres, grignoteur de kilomètres seraient plus justes !

Mais s’il en est ainsi, or en les regardant je réalise tout à coup ce qu’est la différence en général entre deux choses que nous confondons constamment, alors qu’entre les deux il existe une frontière notoire.

Ces voitures ne sont pas ridicules parce qu’anciennes, mais parce que dépassées.

Entre les deux notions il y a une substantielle différence.

L’ancien n’est jamais comique, il reflète un état achevé, ce que des langues expriment dans la conjugaison par le temps du passé défini.

Le dépassé (bien que le terme que nous utilisons pour le désigner montre encore plus loin, en arrière vers leur objectif) exprime soit les débuts soit un stade antérieur d’un processus toujours existant.

Passé indéfini. Un temps passé inachevé.

Nous voyons nous-mêmes, dans l’accoutrement de l’imperfection.

Nous sommes encore en vie, mais l’accoutrement est devenu vieux, et passé de mode. Nous sommes obligés de rire de nous enfants.

Si quelqu’un longeait l’Avenue Andrássy en habit du dix-huitième siècle ou en toge romaine, personne ne rirait, on s’étonnerait, ou on dirait : tiens, celui-ci se rend à un bal costumé ou au tournage d’un film.

Mais rien ne nous fait rire davantage que la mode d’il y a vingt ans.

C’est pourquoi un tableau centenaire n’est pas comique, mais une photographie d’il y a trente ans nous fait rire énormément.

Or ces automobiles de trente ans sont des photographies et non des tableaux.

Je soupçonne que le vainqueur a obtenu la victoire en étant monté non à bord de son véhicule, mais celui d’un autre, à l’instar des deux Arabes qui ont parié sur la lenteur de leurs chevaux dans le désert.

 

Színházi Élet, n° 36, 1935.

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[1]Éditée en 2014 aux Éditions du Sonneur  dans la traduction de Cécile A. Holdban.

[2] Siófok sur le Balaton, à cent vingt km de Budapest.

[3] Béla Krisztinkovich (1887-1969). Céramiste qui avait commencé sa carrière dans l’industrie automobile.

Arzén Cserépy (1881-1946). Producteur hongrois de cinéma, au départ constructeur automobile.

[4] Qu’est-ce qu’un poisson va chercher sur un arbre ?

[5] Henry Segrave. pilote de voitures anglais qui a atteint la vitesse de 371 km/h sur la plage de Daytona (Floride) en juin 1929.