Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
(Faire
défiler l’écran de trois textes vers le bas)
une demi-journÉe, de dix heures du matin À huit heures
du soir
Notes
originales sur la tablette rabattable, dans le compartiment du train
aérien Daedalus circulant
entre Budapest et Londres
10
heures 20. Nous partons. On m’a donné une très bonne
place, au premier rang à gauche, le commandant a ouvert sa porte sur
moi. Cette tablette ne sert pas uniquement à lire, on peut aussi
confortablement écrire dessus, ça secoue beaucoup moins que le
chemin de fer, on prétend que c’est aussi plus sûr. On
verra. On peut très bien allonger les jambes, ça me fait plaisir.
Derrière moi est assis un petit garçon de six ans, sa maman est
en face de lui de l’autre côté. Ce sont les seuls Hongrois.
Apparemment tous les autres sont des Anglais. Un jeune homme est
déjà assis à bord, il revient d’Athènes, il
me retourne aimablement mes salutations. Où est mon eau
minérale ? On décolle. J’aurais tout de même
dû acheter un panier de provisions. On vole gentiment, directement sur
Vienne. Je ne lis pas tout de suite, je lirai quand ce sera ennuyeux.
J’ai apporté le Joseph
de Thomas Mann, où j’en étais déjà ?
J’aurais dû mettre une marque. L’officier radio, un charmant
jeune homme, nous fait des signes, il nous explique qu’on est à
l’altitude de deux mille cinq cents mètres et nous volons à
deux cent cinquante à l’heure. C’est bien. Une grosse
machine vient en face, elle plane élégamment alors que nous, le
vent nous secoue un peu, mais ce n’est pas désagréable.
10
heures 50. L’officier nous désigne à droite une Grande
ville, ce doit être Pozsony[1]. Je commence à me retrouver sur la
carte. Dans un quart d’heure au maximum nous serons à Vienne.
Cinquante-cinq minutes, en train il faut trois heures, même par
l’express. Ces chiffres illustrent notre respectable vitesse. Au
demeurant, le vol évoque plutôt la notion de lenteur, l’avion est le moyen de transport le plus lent que
je connaisse, plus lent que la charrette ! La raison en est que vu du haut
le monde paraît bien petit – on est habitué à tirer
vite l’index sur la carte (cet
index est représenté maintenant par le capot du moteur), alors
qu’aujourd’hui traverser l’Europe prendra des heures. Tenez,
c’est déjà Vienne, en réalité il faudrait y
faire un saut ou y filer comme un boulet de canon pour que je comprenne
qu’en effet, nous avançons. Oui, c’est le secret des
étoiles stationnaires qui en vérité filent à une
incroyable vitesse.
11
heures 15. Nous atterrissons. J’adore ce tournoiement silencieux, en
plan incliné le moteur arrêté : je continue
d’écrire très confortablement, alors que sur un
côté tout penche en courbe, tandis que sur l’autre
l’horizon se hisse vers le ciel. Cette "ligne courbe" est la
ligne fondamentale du nouveau style (expressionnisme, etc.), elle est aussi
contemporaine que l’étaient les angles aigus du gothique ou les
horizontales du romain. Je me tourne, enchanté, vers
l’arrière, « c’était magnifique
n’est-ce pas ? » je demande. La jeune maman me
répond du fond du désespoir, elle chuchote :
« hor-ri-ble », pâle, les lèvres
crispées. L’enfant, tel un lapin furieux, me jette des regards
hostiles, révoltés. Devant chacun d’eux une sacoche en
papier – après usage. Il
est certain qu’ils n’avaient aucune raison d’avoir mal au
cœur, on n’avait été bercé que deux minutes au
plus, c’était plutôt agréable. L’effet de
l’imagination. La peur, en tant que pathologie autonome, archaïque,
est un instinct dégénéré. Dans leur for
intérieur ils détestent
le vol, tel un hérisson ou une tortue. Mais alors pourquoi sont-ils
montés ? L’avion est fait pour ceux en qui le génie de
l’homme veut désormais
ce voyage, comme le lézard le voulait, quand il s’est fait pousser
des ailes pour devenir oiseau. Heureusement ils descendent.
12
heures. Prague n’est pas loin. En relisant mes notes je conclus que
la chose n’est pas si simple. Une transition est nécessaire.
J’ai fait une observation intéressante sur moi-même. On
s’habitue à tout, on s’adapte rapidement, en même
temps on devient conservateur en quelques instants. Le psychisme peut
dire : jusque-là, pas un pas de plus ! J’ai consenti
tout à l’heure que l’altitude idéale fût trois
mille mètres, je me fâcherais et je trouverais inconfortable
s’il voulait monter plus haut. À cinq mille je dirais
d’accord, on en reste là, ça me va, mais pas un
mètre de plus, ce serait exagéré. D’accord, dis-je,
ce balancement, on peut le supporter et même y trouver du plaisir, mais
surtout ne nous balancez pas davantage. Et je trouve que la durée de vol
idéale est huit heures comme la nôtre – une minute de plus
serait trop.
1
heure 10. Nous décollons vers Leipzig. Précédemment
j’avais une demi-heure pour lire. Thomas Mann parle de la profondeur du passé. Il dit qu’elle est
incommensurable, voire sans fond – il évoque des coulisses, je
parlerais plutôt de chambres à miroirs. Quand nous croyons que
nous avons atteint la source initiale, il s’avère que
c’était seulement le reflet de l’avenir. Comment est-ce
déjà dans le poème ? « mon ancêtre mystérieux, qui que
tu aies été : archange ou orang-outang… »[2] Est-il possible que nous descendions quand
même d’anges ailés ? Pendant ce temps des pelotes de
vapeur et de petits nuages filent vers nous, à une allure
inquiétante. L’horizon se couvre tout autour, comme si nous
étions tombés dans une auge. Nous montons. Nous traversons une
couche de nuages vaillamment et fermement. Un instant féerique –
un firmament bleu, brillant, le soleil étincelant. Sous nos pieds, tout
au long de l’horizon, une mer figée, sculptée de vagues de
nuages de marbre. Nous sommes à quatre mille mètres. À côté de moi un
monsieur lit Völkischer Beobachter[3]. En bas, sous les nuages, si
l’espace et le temps se fondent ensemble, vers quelle profondeur du
passé le monde au-dessus duquel nous flottons tombe-t-il ? À
quelle lenteur volons-nous ? Film au ralenti de l’imagination
réalisée.
2
heures 10. Je suis désormais un vieil ours des airs,
j’accueille et j’encourage les covoyageurs nouvellement
montés à Leipzig avec un paternalisme bienveillant. Comme si je
volais depuis des jours sans interruption. Tout irait bien, sauf que je suis
devenu sourd : pas à cause de l’hélice à
laquelle je m’étais habitué, mais à cause des
rapides changements d’altitude. En revanche j’ai appris
qu’à chaque escale il faut me boucher le nez et souffler vers les
oreilles, des deux côtés. J’ai un nouveau voisin plus
âgé, allemand, un monsieur sérieux, la première
chose qu’il trouve à faire c’est de fermer la porte des
pilotes ouverte jusqu’alors, il souffre prétendument des courants
d’air. Nous affrontons un fort vent contraire, le bercement fluctuant et
agréable recommence. J’avale une biscotte et un petit verre
d’eau-de-vie amère que j’ai achetée à Leipzig,
le meilleur régulateur de l’estomac. Elle est agréable,
elle a un goût… ho… hop ! Cette secousse était un
peu plus forte, j’ai dû m’accrocher aux accoudoirs. Un geste
grotesque. Nous nous inclinons, nous tournons… Quel dommage que ce type
ait fermé la porte, c’était mieux quand je pouvais bavarder
avec les pilotes. Là c’était un saut passablement
fort… Le plus fort jusqu’ici… l’Allemand se penche en
avant, comme s’il voulait se poser sur moi, il me crie quelque
chose… Je ne l’entends pas… Qu’y a-t-il, serait-il pris
de panique ? S’est-il passé quelque chose ?
S’est-il fâché ? Que veut-il ?... Enfin je le
comprends, il dit : enschuldigen Sie, mais mon chapeau…
Qu’est-il arrivé à son chapeau ? Pour l’amour de
Dieu ?... Ah oui, vraiment ? Il paraît que j’ai
posé ma serviette sur son chapeau, effectivement – en voilà
une affaire, c’est pour ça qu’il hurle depuis une
demi-heure, sorti de ses gonds, bon, d’accord, je l’ai
enlevée… J’avais cru qu’il voulait me dicter son
testament. Mais c’était peut-être ça son testament.
Je me rappelle, sur le Zeppelin, dans l’horrible tourbillon d’une
tempête de neige, un des officiers, quand je lui ai demandé :
« was Neues draussen ? » - a répondu :
« Was interessiert mich, bin abgelöst, geh
schalafen. »[4]
3
heures 30. Nous décollons de Cologne. L’orage est
passé, notre vol est calme, pas très haut. Le paysage est
magnifique.
4
heures 10. Depuis une demi-heure je suis d’une humeur douce et
bourdonnante. J’ai même posé mon livre, pourtant il est
passionnant. Le dialogue de Jacob avec Joseph au pied du puits libanais silencieux,
dans un beau crépuscule… Ici aussi le soleil s’apprête
à se coucher… Je ne comprends pas d’où me vient cet
heureux optimisme silencieux qui m’entoure… ces doux flancs de
montagne, tels les draperies d’une grande salle… comme si un soir
d’automne nous étions assis autour d’une
cheminée… N’est-ce pas surprenant ? Je viens seulement
de remarquer que depuis Cologne je fredonne sans cesse un chant allemand
sirupeux : « Es ist der Dank für meine Liebe, es ist der
Dank für dass, was geschehen. »[5] En plus je dois réprimer des
larmes, quelle sottise, qu’est-ce que c’est que cette
sensiblerie ? Je n’ai rien à voir avec cette chanson, je ne
trouve aucune explication.
5
heures 30. Le soleil s’est couché face à
l’hélice. Il n’y a aucun vent. Des villages défilent,
méditatifs, sous nos pieds. Comme nous sommes malheureux. Comme nous
aurions pu être heureux. Quelle chose merveilleuse que l’homme.
Comme il est un rien, rien, rien, comme cette espèce humaine est un rien
misérable.
6
heures 40. La mer.
7
heures 05. J’aperçois les rives anglaises. Voici
l’estuaire de
7
heures 10. Des boules lumineuses s’élèvent de
l’opacité par la gauche, alors qu’à droite
apparaît Brighton scintillant de ses douces lumières.
7
heures 30. J’ouvre la porte, je rends visite aux pilotes.
« Je vous salue dans votre patrie ! » Ils me
répondent par des gestes fiers, l’air du "sweet home" a
transformé leur visage. On dirait que le vol de la machine aussi est devenu
plus sûr, plus conscient : elle perce les airs de façon
sûre et ferme, ce n’est même plus de l’air, la pale de
l’hélice perce la terre natale.
7
heures 50. Ce ciel étoilé déclinant jusqu’au
sol, c’est déjà Londres. Nous atterrirons dans dix minutes.
Seigneur, mon pardessus ! Ça y est, il a dû rester dans le filet.
J’espère que mes amis viendront me chercher à
l’avion. Où ira-t-on dîner ? J’aurais envie de
"lobster" ce soir.
Pesti Napló, 22 septembre 1935.
[1] Actuellement Bratislava en Slovaquie.
[2] Karinthy cite deux vers de son propre poème : "Le chapiteau s’écroule".
[3] Le Völkischer Beobachter (Observateur populaire) fut l'organe officiel du Parti national-socialiste de 1920 à 1945.
[4] « Quoi de neuf au dehors ? » « Ça ne m’intéresse plus, j’ai été relevé, je vais me coucher. »
[5] « Merci pour ton amour, merci pour ce qui s’est passé. »