Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
kistext[1] sous le signe du loup
(visite à Kispest,
à l’usine de textiles)
Il y a vingt-cinq ans, une modeste usine de
textiles, propriété de Monsieur Popper, fonctionnait à cet
emplacement, avec trente ou trente-cinq ouvriers. Il fabriquait des canevas,
les Canevas Farkas[2] (le nom de l’article). Monsieur
Popper, authentique expert du début du siècle, a plus tard
été remplacé par Ágoston,
qui s’est mis à travailler avec une imagination dans les affaires,
digne des fondateurs des anciennes grandes dynasties industrielles. Il avait
choisi le loup comme emblème
de sa marque – avait-il songé à l’appétit ou
au courage de ce noble prédateur ? En tout cas des signes montrent
que ce label était aussi réussi et fertile que la louve
nourricière de Romulus et Remus.
*
Pour en rester au symbole, à
l’emplacement de cet étrusque campement textile une
véritable Rome textile a poussé de la Terre, un immense site,
centre d’un commerce mondial aux ramifications complexes. Cette fabrique
à Kispest emploie aujourd’hui deux mille
cinq cents ouvriers et employés dans ses nombreux bâtiments
– les ouvriers ont leur petite ville à part, avec école,
stade, centre de santé et bibliothèque. Dans un de ces immenses
hangars j’ai compté jusqu’à mille métiers
à tisser – j’ai renoncé à compter les autres.
Ils disent qu’on mesure les filatures en bobines, comme on mesure les bateaux en tonnages. Chez Kistext ce sont trente-cinq mille bobines qui tournent,
c’est impressionnant. On m’a communiqué de nombreuses
informations chiffrées concernant les matières premières,
l’élaboration, les unités de transport, etc. –
j’avoue que c’est une petite note d’apparence insignifiante
qui m’a le plus impressionné : l’an dernier, parmi les
nombreuses matières et le nombre gigantesque de variantes que
l’usine produit, d’une seule indienne ou d’une seule laine
cardée ou de je ne sais plus quoi, peu importe, en un ou deux mois ils
ont vendu cinq cents kilomètres. Si on déployait ce tissu comme
tapis, le plus grand avion anglais volerait pendant deux heures et demie pour
parvenir à l’autre bout du tapis.
*
Savez-vous ce que signifie "production
verticale" ? Je l’ai appris. Cela signifie que l’usine
produit verticalement tout
elle-même – elle file le coton et la soie artificielle, elle les
tresse et elle les tisse, les "apprête", les teint, les
"mercerise", les conditionne. Pour tous ces procédés
elle fournit elle-même les machines, ces ingénieux monstres
maison, intelligents et incroyablement habiles du siècle de la
technique. Dans une des salles j’ai vu une bonne centaine de machines
à tisser automatiques : trois hommes en tout et pour tout
flânaient dans la halle, ils ne faisaient rien. La machine tourne et
alterne elle-même les fusées, tisse la soie, plie et extrait les
tissus. Une telle machine, en plus de ses neuf mains et mille doigts a aussi
des yeux, des oreilles et un nez, impossible de la tromper. Si on déchire
un unique petit fil dans les centaines de kilomètres de rangs
serrés de réseaux de fils fins, au même instant toute la
machine colosse se vexe et s’arrête, et elle attend qu’on
renoue les fils. C’est tout juste si elle ne tape pas la main de
l’importun ou si elle ne crie pas « à
l’aide ». Elle apprendra sans doute à le faire
d’ici un ou deux ans. Vous rappelez-vous la "Nouvelle Iliade", le règne
des machines autonomes ?
*
C’est Kistext
qui a importé chez nous la production verticale sur un seul site. En tant que profane, j’utilise probablement
un terme inadéquat lorsque je qualifie tout ce travail d’infiniment plaisant. On fabrique ici
énormément de produits, sur des machines récentes, une
exploitation exemplaire, économique, presque artistique de
l’espace, des matériaux, du temps et des hommes ; en un tour
de main on trouve une solution aux problèmes les plus difficiles. Le
travail commence tôt le matin et se termine tard le soir, il n’y a
pas de tissu qu’on ne saurait ou qu’on refuserait de produire pour
le lendemain. Directeurs, cadres, chimistes, ingénieurs sont tous jeunes
(tous Hongrois), de bonne humeur, entreprenants, astucieux, leur travail les
intéresse, ils l’aiment, c’est un vrai plaisir d’écouter
leurs explications enthousiastes et, à leur façon modeste, comme
ils se targuent des résultats obtenus. Ma présence est bien
sûr une bonne raison de se montrer fiers – j’adore
l’industrie, le roman du travail, le roman de la réalité
où je fais volontiers une descente du haut de ma tour
d’imagination, j’ai soif d’apprendre, mais une heure plus
tard, après toutes mes questions de détail, mon guide commence
à me donner des réponses plus évasives : il craint
peut-être que je comprenne trop vite son métier, et que demain je
fonde une usine rivale dans le voisinage.
*
Ces angoisses sont sans fondement, et ma
vanité fait que je ne lui demande pas à quoi servent les
soixante-six cardeuses,
j’acquiesce comme si je le savais. En revanche je m’enthousiasme
vraiment de ce qu’ils ont inventé pour la soie artificielle :
ils déchiquettent le fil étiré en minuscules morceaux et
ils le retissent de nouveau, ce qui donne une matière douillette et
moelleuse, comme la laine la plus douce, c’est un plaisir de la
tâter et la chiffonner – on l’appelle Velna, on en produit toutes
sortes de choses : crêpes
fantaisies, Velna imprimé, angorette,
marinette et ce que vous voudrez – je suis
sûr que les dames me comprennent. Je déguste et je savoure la
chose tel un expert en eau-de-vie, je me prépare un cocktail avec une mosaïque de couleurs, de touchers et de
mots. Pour moi les couleurs, odeurs, surfaces et mots se fondent en une
sensation qui chatouille les papilles et la peau, et tout à coup je
comprends les femmes – dans l’âme féminine le nom des
étoffes enclenche la même incitation au désir que
l’étoffe elle-même ; les hommes ressentent quelque
chose de semblable en étudiant le menu au restaurant, lire par exemple chou trempé à la
transylvanienne les fait déjà saliver.
Un petit échantillonnage de mots du
menu de cette usine : indienne,
cretonne, calicot, percale, popeline, gabardine, flanelle, bourrette, damas,
fil-à-fil, crêpe frottée luxuosa,
crêpe de Chine, suprême crêpe marocaine, cloqué,
crêpe mousse, brocard, nansouk, velours, etc. etc. Je remarque que ce
ne sont que des matières – il existe tout un grand livre
d’échantillons contenant les couleurs, nuances et motifs
disponibles, sans même parler de l’énorme quantité de
modèles de robes et de linges que l’on fabrique avec ces
matériaux.
*
L’atelier des machines à
tisser et à colorier des motifs est un vrai monde féerique
à part. C’est là que passe la frontière entre
physique et chimie, quelques machines follement amusantes traversent cette
frontière. Des mécanismes de type Jacquard qui tissent les motifs dans la matière : un carton perforé court en
tous sens au-dessus des leviers, canettes et navettes, tel le carton d’un
orgue de barbarie, c’est lui qui fait sortir sa musique capricieuse
classique et allègre des éléments monotones des fils.
À l’atelier d’impression de couleurs j’ai
rencontré plus amusant encore. Parmi les motifs imprimés en douze
couleurs j’ai repéré un motif extrêmement fin et
discret, où des fils blancs de la chaîne brillent et vibrent entre
les couleurs – comment fait-on cela ? En réalité
très simplement : on tisse dans le tissu de base un fil qui ne prend pas la couleur, ce fil ne
sera pas teint et c’est lui qui donne dans sa blancheur naturelle cet
effet particulier au milieu des fils teints.
Et savez-vous ce qu’est l’échardonnage ? Cela
sert à rendre légèrement pelucheuse l’étoffe un peu rêche. Des milliers
de petites aiguilles en acier sur un grand cylindre, l’étoffe
passe par là et les aiguilles transforment son toucher. Habituellement
on engomme ce cylindre d’une substance naturelle végétale
appelée chardon à foulon qui contient quantité de files
épines de chardon – d’où la dénomination de
l’opération.
Quatre-vingts à quatre-vingt-dix
pour cent des consommateurs sont évidemment des femmes, de toutes les couches de la société, selon une
structure verticale. Par
besoin ? Vanité ? Qui le sait ! En trébuchant
parmi la nébuleuse de toutes ces soies, indiennes, couleurs et motifs,
me revient une de mes anciennes comparaisons : l’habillement
d’une femme est en réalité un additif corporel projeté,
non un appareil de protection mais plutôt une arme d’offre, de
proposition et de séduction, tel les pétales des fleurs, la
saveur des fruits, les squamules des papillons. Ce qui se fabrique ici ne sert
pas tant l’habillement qu’avant tout les transports amoureux :
le rêve de futures générations dans l’imagination des
femmes et des jeunes filles, par une voie détournée, la divine
ruse des végétaux et de la nature éternelle.
*
Le travail ici emploie les mêmes
moyens qu’au royaume de la fraternité des fleurs, partout dans le
monde. Ce sont les mêmes pétales et les mêmes sépales
en Afrique et autour des fjords suédois. Dans la vallée de
l’Engadine et sur les rives
des steppes sibériennes. Pour en revenir au langage des affaires :
les limites des exportations de Kistext sont La
Syrie, les Indes, les Hauts Plateaux du Pamir à l’Est, la
Norvège et le Portugal à l’Ouest. Les tissus et les toiles
hongrois sont parmi les premiers compétiteurs sur le marché
mondial.
*
Mais alors ce n’est pas
silencieux… Maintenant je comprends la comparaison : bruyant comme
un métier à tisser. Néanmoins, si je pense aux
"Tisserands", la pièce de Gerhardt Hauptmann[3], comme l’un des extrêmes du
passé, face à l’autre extrême connu du chant
folklorique "veillée chez les fileuses", je dois
apprécier le progrès ; le juste chemin du futur, la voie
dorée, se placera sans doute quelque part entre les deux.
*
Pour ma part j’évoque
l’esprit de Zola, pour témoigner que ce chapitre du roman du travail que j’ai lu cet
après-midi dans le livre de la réalité, dans cette usine
de Kispest, vaut l’inspiration créatrice
de la poésie ! Je souhaite bonne chance à la petite
armée du travail, à son état-major comme aux soldats de sa
troupe. Que jamais ne soit coupé le fil éternel aux deux
quenouilles des deux Parques, sur ces deux sites de production horizontaux.
Színházi Élet, n°
43, 1935.