Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
"On a cassÉ mon violon…"
Un
génie ou un fou ou un saint
Madame Joliot, née Irène Curie, a reçu le
prix Nobel, de même que ses parents qui l’avaient également
reçu pour avoir découvert le radium "par hasard". Cette
nouvelle distinction semble mettre en doute le hasard. On n’hérite
pas du prix Nobel, nous sommes donc contraints de supposer que c’est la
disposition qui est transmissible, or cette disposition ne connaît pas le
hasard, tout au moins pas dans le sens où l’insinuent les
biologistes raciaux. Au dix-neuvième siècle il existait de
splendides théories sur le génie, et au vingtième
siècle il existe de splendides théories sur la biologie des
races. En général, les théories sont splendides mais elles
ont un petit défaut : d’une part elles entravent une vision
claire, d’autre part elles nous empêchent de
réfléchir, de même qu’on ne peut pas jouer sur un
piano mécanique dans lequel on a placé au préalable le
disque de celluloïd perforé que l’on sait. La machine tourne,
l’œuvre musicale se joue magnifiquement jusqu’au bout, aucun
défaut nulle part, les rythmes et les contrepoints sont à leur
place, même les touches sautillent comme si une main invisible les
parcourait. Celui dont le cerveau a une fois digéré ce disque,
juge les choses de la vie sans faute et avec une précision
extrême, selon qu’on a introduit dans l’instrument le disque
de Lombroso ou Kretschmer ou Spengler[1] ou n’importe quel autre gai
biologiste racial. Ces cervelles mécaniques jouissent aujourd’hui
d’une encore plus grande diffusion que les pianos mécaniques, et
si le pauvre bougre naturaliste (ils sont de moins en moins nombreux en Europe,
et l’autorité et la puissance leur fait de plus en plus
défaut) tient encore à réfléchir avec sa propre
tête, de même qu’il tient à pianoter lui-même,
sur ses propres nerfs et ses propres valves cardiaques, son art n’arrive
plus à exercer une influence sur autrui, il se contente
d’écouter sa propre voix dans un coin sombre lorsque
l’orchestre mécanique cesse une minute de jouer. Mais il a la
satisfaction de pouvoir observer le monde quelques minutes durant dans un
milieu exempt de théories. Dans un milieu tout aussi exempt de
théories (pour éviter les malentendus, j’entends par
"théorie" les théories populaires et appliquées
à la sociologie, la politique, la biologie raciale, la "science
historique", et non les théories véritablement
scientifiques) que celui où Irène Curie, Madame Joliot, en
compagnie de son mari a découvert la radioactivité
artificielle ; à moitié par hasard et à moitié
non par hasard, selon les lois inconnues travaillant en toute liberté et
indépendance et, Dieu merci, non garrottées par des théories
inconnues de la raison humaine ;
non parce qu’elle était un génie, mais simplement parce
qu’elle avait tendu cette raison libre et indépendante avec joie
et passion, comme un homme fort tend ses muscles pour s’atteler à
l’abattage d’un arbre centenaire. Que ce fût justement elle
qui réussît à couper ce grand arbre, ce
n’était qu’à moitié et de façon
incertaine dû à des forces héritées, une
"âme puissante" et des "dons physiques" ; pour
une autre moitié et beaucoup plus sûrement à son milieu
fertile, au bon exemple, à de bonnes habitudes devenues une nature, une
âme puissante, un don physique, qui caractérisent toutes les
personnes courageuses, de bonne volonté, honnêtes et
enthousiastes, indépendamment de leur goût et de leur position
politique partisane.
*
Quant au goût, c’est
différent. Le goût du champion d’échecs
Alékhine[2] le pousse par exemple
exagérément vers la saveur de térébenthine du
whisky, ce qui lui a causé subjectivement et objectivement certains
désagréments, il a perdu une quantité de parties
qu’il n’aurait jamais dû perdre, une de ses
compétitions a même été suspendue pendant cinq
jours. Qu’il soit dit à l’honneur de son adversaire Euwe qui
aurait aimé lui arracher son titre de champion du monde qu’il ne
s’est pas réjoui de cette tournure des choses, il a au contraire
déclaré qu’un championnat dans de telles circonstances, y
compris sa victoire éventuelle, aurait une valeur douteuse. Son
apparente délicatesse cache un respect profond du génie de son
grand adversaire. Dieu merci, le succès au jeu d’échecs dépend
de dons (sur ce plan, ce noble sport est unique, certains parleraient
plutôt d’un art ou d’une science) dont l’arbitrage ne
nécessite aucune "théorie", puisqu’une
supériorité même minime des capacités, même une
différence minime des niveaux, se fait valoir avec une certitude absolue
dans le combat des forces. Dans les conditions normales, n’importe qui
jouant un petit peu mieux aux échecs que moi, me battra certainement,
pourvu que le championnat garantisse un nombre de parties suffisant pour que le
joueur plus fort puisse éliminer les fautes éventuelles
découlant de son propre caractère et non de la nature
véritablement exacte du jeu. Aucun "point de vue" n’est
ici d’aucune utilité. Un champion du monde d’échecs,
n’est pas champion selon "l’opinion", "les
vues", "la théorie des échecs" d’un groupe
ou d’un autre groupe, mais il est très certainement le champion du
monde, parce que c’est lui qui
joue aux échecs le mieux dans le monde. Le champion du monde
d’échecs n’est pas champion du monde parce que c’est
sa mentalité qui s’est le mieux adaptée à l’esprit
de l’époque, à la logique de l’histoire, aux
exigences "des temps", et non plus parce qu’il
représenterait un psychisme, une race ou une vision du monde plus
parfaits, non parce qu’il serait
"l’épanouissement" de la volonté d’une
nation, d’une classe ou d’une race et une personnalité
éminente et dirigeante, et pas même parce qu’il aurait
séduit et garderait entre ses mains les foules grâce à son
immense force suggestive. Mais c’est parce qu’il sait mieux jouer
aux échecs que les autres, et d’ailleurs, dans l’espace et
dans le temps, il n’est attaché à rien d’autre
qu’au jeu d’échecs dont les règles et les lois, aussi
longtemps que nous les respectons, sont totalement indépendantes du quand et du où, parce que Alékhine, au treizième
siècle aurait aussi bien vaincu les moins bons joueurs
d’échecs à Honolulu et à Venise, comme il les bat
aujourd’hui à Amsterdam et à Moscou. Les échecs sont
un beau jeu, et on a de la peine à penser qu’en
littérature, économie ou politique il n’y a pas de
règles de base aussi bien arrêtées et acceptées
qu’aux échecs afin de pouvoir mesurer, au sens absolu comme
relatif, l’échelle et le degré des compétences.
Imaginons à quel point le monde retrouverait un bel ordre si dans ces
arts, sciences ou sports (peu importe la dénomination) les affaires
étaient toujours et partout réglées et dirigées par
le champion de la compétence,
non selon "l’opinion" de certains individus ou des foules, mais
selon la meilleure force et le meilleur talent.
*
Dans ces choses-là pour le moment, hélas,
nous sommes tributaires de théories, dans des domaines où on ne
s’est jamais mis d’accord sur les règles du jeu, pas
même sur les notions de base. C’est le piano mécanique de la
théorie qui claironne à la place des cases noires, et qui
produit, sinon des pensées, en tout cas des visions, des opinions et des
convictions. Ce ne sont pas des hommes qui courent autour de nous, mais des
théories déguisées en hommes, singeant des sentiments, des
passions ou des gestes humains. Pas plus tard qu’hier un tas de
théories de la sorte, un tel piano mécanique a fait irruption
à l’Académie de Musique, sans causer de trop grands
dégâts, il a seulement cassé le violon d’un pauvre
étudiant. Selon ce que j’apprends, c’est lui qui a
remporté le prix Reményi[3] l’an dernier, donc c’est
manifestement un jeune violoniste de talent. J’espère que ses amis
de bonne volonté lui achèteront un nouveau violon, car
vraisemblablement il se donne plus de chance de remporter un jour une sorte de
prix Nobel de musique s’il continue de travailler sa musique
assidûment, que n’importe lequel des théoriciens bruyants et
prétentieux du piano mécanique qui ont cassé son violon
n’a de chance de présenter un jour des résultats
définitifs et fiables en biologie raciale, science historique ou en
politique.
Pesti Napló, 24 novembre 1935.
[1] Cesare Lombroso (1835-1909). Médecin italien, célèbre pour ses thèses sur le "criminel né".
Ernst
Kretschmer (1888-1964). Psychiatre allemand. Fondateur d’une
théorie biotypologique.
Oswald Spengler (1880-1936). Philosophe allemand, auteur du "Déclin de l’Occident" et auteur phare de "La révolution conservatrice".
[2] Alexandre Alekhine (1892-1946). Français d’origine russe, champion du monde d’échecs de 1927 à sa mort.
Max Euwe (1901-1981). Hollandais, a conquis le titre de champion du monde d’échecs de 1935 à 1937 contre Alekhine atteint d’alcoolisme, avant de le lui concéder à nouveau.
[3] Ede Reményi (1828-1898). Compositeur et violoniste hongrois.