Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Dessin en relief – pensÉe en relief

Un magnifique montreur et un magnifique artiste

Ce n’est pas la première fois, mais cette fois c’est avec des explications acceptables pour le demi-profane que Lumière, au nom symbolique, l’inventeur de la caméra cinématographique, annonce qu’il a résolu le problème de la projection des films en relief sur une base stéréoscopique, en projetant sur l’écran une image double, en deux couleurs. Cela nécessite pour le moment le port de lunettes, mais d’après notre correspondant sur place, l’image est effectivement stupéfiante : les spectateurs effarés reculaient lorsque sur l’image une locomotive se ruait sur eux, créant une illusion parfaite de la réalité. C’est une bonne nouvelle qui me réjouit. Il y a un quart de siècle, sous l’emprise du premier "cinématographe", j’y ai consacré des lignes et des mots. J’ai dit que cette invention d’une importance inouïe et incomparable ne donnera un outil parfait entre les mains de la culture et de l’art du futur que lorsque l’image sera une copie à cent pour cent de la vie réelle, non seulement en mouvement, mais aussi dans le son, les couleurs et l’illusion des dimensions. Déjà alors j’appelais cette überfilm "miroir vivant". Nous nous en sommes approchés cette fois d’un nouveau pas, sauf si nos capitalistes industriels indignes des grands prédécesseurs du vingtième siècle sont mesquins et sans imagination et ils mettent des bâtons dans les roues du progrès, comme cela est arrivé fréquemment au début du siècle, et non seulement dans l’industrie et la technique.

 

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Cette évolution naturelle imite étonnamment dans la technique la méthode et la loi de l’évolution des êtres vivants découverte par Darwin. Étonnamment, tout au moins pour ceux qui ne sentent ou qui n’ont pas encore remarqué la parenté profonde dans laquelle la vie et la recréation consciente de celle-ci, la machine, se complètent. Le résultat est né ici aussi de l’harmonie de deux tendances contradictoires. C’est par la compréhension de la réalité que l’inventeur parvient à créer sa copie, de façon à l’analyser d’abord et la reconstituer ensuite. En analysant l’image complète que nos yeux voient, il a dû d’abord se rendre compte que nos deux yeux composent celle-ci à partir de deux images, et il n’a pu chercher qu’ensuite les matériaux et les méthodes propres à permettre de fixer ce résultat sous une forme plus impérissable que la vie, à l’attention des yeux curieux du futur.

 

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La technique fixant les formes et les images parvient ainsi à suspendre le cours fluctuant de la matière immortelle mais changeante dans ses formes. Mais, que deviendra l’esprit, que deviendra la pensée ? Ils sont aussi vivants, organiques, même s’ils sont invisibles. Ils sont presque des êtres vivants, leur force se fait autant sentir dans leur effet que dans la réalité que nous connaissons par à nos sens.

 

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Récemment j’ai écouté la description d’une expérience intéressante d’un génial artiste de la scène qui cultive instinctivement et aussi consciemment son art. J’ai bien senti que son expérience agit sur moi artistiquement et esthétiquement avec la force d’une découverte intérieure, elle me fait comprendre une chose à laquelle je n’avais jamais pensé. À propos de l’invention des Lumière, il m’est brusquement apparu clairement (le fait déjà que ces deux choses éloignées se rappellent à moi réciproquement est la preuve que je suis un bon chemin),  que pour l’essentiel il s’est passé quelque chose de similaire : l’artiste a trouvé une solution technique pour démonter par l’analyse puis recomposer ce qui est essentiel dans le sujet de l’art, la poésie et ce qui y est le principal – l’âme du poème, son contenu, le secret de son effet, pour les mettre mieux en relief dans le "miroir vivant" du langage parlé.

Le grand récitant populaire Oszkár Ascher[1] (il a récolté un grand succès hier à Szeged) présente la production suivante.

Avec sa belle partenaire féminine en robe blanche (lui-même vêtu de noir sur sa silhouette fine et sombre) ils montent quasi mécaniquement au même instant sur une estrade étroite, haute comme un piédestal. Ils s’arrêtent, figés et inséparables, dans une dualité synchrone, comme si tous leurs gestes étaient commandés par des boutons : Oszkár, blotti contre sa partenaire, un soupçon en arrière et elle devant.

Ils restent comme ça un petit moment, tous les deux sans bouger. Puis ils se mettent à réciter le poème ensemble, sans une seconde de décalage dans le temps, chaque mot retentit exactement à l’unisson, de façon qu’on puisse distinguer la moindre nuance dans la modulation et, d’autre part, les deux voix se confondent parfaitement dans l’effet commun, comme la mélodie et le contrepoint sur un instrument.

Le résultat est étourdissant.

Au début nous remarquons seulement la bizarrerie technique, la perfection de leur exercice et la sonorité belle et agréable de la sérieuse voix basse de l’homme et la musique sensuelle qui jaillit de la gorge de la femme, timbre et sonorité : une technique de jazz intéressante et sophistiquée, au service d’une composition artistique – un duo pour violon et xylophone.

Puis tout à coup le poème commence à vivre.

Il commence à vivre et à bouger, il entre dans l’espace, il est mis en perspective, il ressort de la profondeur et se met à avancer vers nous, comme cette locomotive de l’écran des Lumière, au point de nous faire reculer. Le poème vit, il découvre son contenu et son sens, ce que nous n’aurions peut-être pas remarqué en le lisant.

Comment est-ce possible ?

C’est simple. La pensée et le sentiment, le contenu et la forme, que le poète avait assemblés, se sont séparés en lui. L’image des mots s’est décomposée en ses éléments : le mot couvrant une notion s’est séparé de l’image sensuelle qui incorpore le verbe. Et des deux réunis, résulte la vie.

Ils récitent le poème célèbre de Villon, la Ballade des Pendus.

La voix d’Oszkár clame au monde avec ironie, avec des craquements, avec dureté, avec fatalité et résolution, le même texte (« Prince Jésus, qui sur tous a maistrie, Garde qu'Enfer… » et ainsi de suite), pendant que sa partenaire, la dame vêtue de blanc, subit ces mêmes vers avec des cris de frayeur et des staccatos extasiés. Tout comme le corps qui se débat contre l’instinct vital traverse des impressions brutales : douleur, faim, peur de la mort. Et la double provenance de cette pensée, connaissance abstraite et impression sensuelle, transforme par magie en une réalité stéréoscopique le vécu artistique noté dans la partition des mots. Car c’est une provenance bi genre, bisexuée. L’homme représente la loi, la destinée, l’idéal intemporel, détaché de la vie, ce qui est éternel et inchangé dans la poésie, la femme, la réalité corporelle, sensuelle, le sentiment, la beauté, la mort, la renaissance. Les voir ainsi côte à côte, récitant en même temps le même texte, dans un sens différent chacun, séparément, dans une solitude mystérieuse, de concert, clairement et pleins de vie – cela m’éveille brusquement à ce que me rappelle cette image spectrale : c’est dans des prises de vues des spiritistes que le médium se tient ainsi, dans une transe figée, en gros plan, et un quart de pas derrière lui, son fantôme incarné nébuleusement chancelant.

Et symboliquement et réellement, tous les deux offrent une production magnifique, le montreur et l’artiste de la scène : je voulais seulement souligner qu’il y a entre eux deux une sorte de parenté. Dès lors qu’ils ne produisent pas un miracle, cela cesse d’être un miracle, parce que c’est devenu réalité.

 

 Pesti Napló, 6 mars 1935.

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[1] Oszkár Ascher (1897-1965).