Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
de quoi l’homme est capable
Métaphysiologie d’une
cuiller à café
Selon une ancienne
anecdote, le vieux et richissime monsieur Schwartz a travaillé sa vie
durant dans son château de province, à l’écart de la
société, à son chef-d’œuvre
qu’après sa mort il a légué à son cousin. On
a trouvé dans sa succession deux mille volumes noircis
d’écritures, et il a fallu plusieurs semaines pour retrouver le
titre de l’énorme ouvrage. Ce titre était : Was Juden imstande sind[1].
On connaît une théorie qui
prétend que dans la société animale, selon leur
caractère, les singes jouent
le rôle que jouent les Juifs dans la société humaine :
ils sont habiles, rusés, agiles, bons observateurs, intelligents,
proches de leur famille, mais aussi superficiels, incapables de créer ni
de construire. Si cela était vrai et s’il était vrai aussi
que l’homme ne descend pas du singe, il serait difficile d’en tirer
une autre conclusion que de constater : les hommes sont tous semblables
aux Juifs. Par conséquent une extension de la question ci-dessus De quoi les Juifs sont-ils capables ? est possible
ainsi : De quoi les gens sont-ils
capables ?
*
Apparemment, ils sont capables de plus que
ce qu’ils croient.
Hier soir j’ai discuté ce
sujet avec un excellent chirurgien, il a évoqué quelques
souvenirs de son passé professionnel et privé. En
général, de son énorme expérience clinique il a
tiré la conclusion que la chirurgie en évolution rapide devra
affronter une grande difficulté pour réussir des progrès
supplémentaires, en l’occurrence celle de la non-fiabilité du corps humain. S’agissant de science
mais aussi pour une grande part de technologie, dans un cas idéal ce
mécanisme complexe se comporterait effectivement
comme une machine, et le chirurgien débutant, dans l’optimisme de
l’incompétence de sa jeunesse le considère d’ailleurs
comme tel ; le souvenir du schématisme des atlas anatomiques et des
lois physiologiques est encore trop vivace en lui. Il doit avoir traversé
des déceptions amères et de nombreuses expériences pour
développer un pessimisme réaliste en découvrant que cette
machine ou bien n’est pas vraiment une machine, ou bien elle est
tellement compliquée qu’on ne pourra jamais la connaître
complètement. C’est de cette façon qu’il deviendra un
bon vieux médecin prudent, qui n’aimera jamais
généraliser, ni en diagnostic ni à la table
d’opération, et encore moins dans ses pronostics. Bien sûr,
il sait parfaitement que dans tel ou tel cas telle ou telle intervention pourra
sûrement s’avérer adéquate – mais en même
temps il n’ignore pas que dans des cas semblables, sans qu’on ait
pu découvrir une quelconque contre-indication, le résultat
attendu ne se produit pas ; il arrive aussi qu’une
"intervention urgente" ne soit pas effectuée et pourtant le
malade guérit de sa maladie qui chez toute personne normale aurait
été mortelle. La nature "fait quelquefois des
miracles", et parfois elle ne fait pas de miracle, et d’autres fois
encore le miracle consiste en ce qu’elle refuse de remplir les fonctions
les plus simples et les plus normales. C’est comme si dans la
collaboration bien connue des forces physiologiques intervenait une composante
inconnue et imprévisible, et celle-ci, tantôt par sa présence,
tantôt par son absence, modifierait les calculs et affecterait le
résultat. Les médecins spécialistes des nerfs et du
cerveau cherchent l’inconnu dans ces tissus fins et particuliers, et ils
suspectent que même dans les processus brutaux tels que la cicatrisation
d’une plaie c’est le myélencéphale qui aura le
premier comme le dernier mot, c’est pourquoi chaque cas médical
est un cas particulier. Il s’agit de fonctionnements électriques
très complexes et quasiment imprévisibles. Récemment,
à ma grande surprise, un médecin des maladies internes m’a
expliqué qu’il est possible de succomber à un arrêt
cardiaque sans une quelconque maladie
du cœur, par hasard, en conséquence de ce qu’on appelle une
"innervation erronée". Dans les nerfs qui gouvernent le
cœur courent toutes sortes "de stimuli", et il suffit
d’une de ces incitations qui se tromperait de voie : alors
"court-circuit", paralysie et ténèbres
éternelles. Dans le monde des stimuli inconscients ou semi-conscients il
peut donc se produire des événements semblables par exemple
à l’avalement de travers, on tousse ou on est pris de hoquet, ou
même on s’étouffe. C’est très semblable.
*
Il a en outre raconté des cas.
Dans sa jeunesse il officiait dans un
village. Un cirque ambulant passait un jour par là avec un fakir qui
présentait au public des trucs bien connus : il se piquait le
visage avec de longues aiguilles et laissait les spectateurs choisir que les
plaies saignent ou ne saignent pas. Un mois après le départ du
cirque le médecin est arrêté dans la rue déserte par
un petit paysan d’environ six ans. Regardez, Monsieur, je sais faire la
même chose que ce clown. Et il a en effet exécuté la
production, avec ou sans saignement, selon la demande. Le médecin fut
ahuri d’avoir assisté par hasard à une performance aussi
rare, mais grande fut sa surprise quand l’enfant lui dévoila en
riant qu’il n’était pas le seul au village, une trentaine de gamins au moins savaient
désormais faire la même chose depuis qu’ils
l’avaient vue faire et apprise, sans même se douter qu’ils
produisaient une rareté extraordinaire : apparemment s’ils y
arrivaient, c’était justement parce qu’ils ignoraient que
c’était extraordinaire.
Il vécut une autre expérience
semblable dans un autre village où des adolescents savaient déplacer sur demande leur cœur
de gauche à droite, comme certaines personnes savent actionner leurs
oreilles – ils savaient arrêter leur pouls pendant plusieurs
minutes, ils savaient produire des farces "volontaires" avec leurs
organes intérieurs, simplement parce que ce jeu était devenu
à la mode au village.
Il est bien connu également que sous
hypnose (sans même parler des pures manifestations cataleptiques) le
patient produit toutes sortes de "dépassements" intellectuels,
notamment en matière de mnémotechnique ; il parle couramment
le français, or il ne saurait pas composer une seule phrase dans cette
langue en état de veille. Les théories qui parlent
d’atavisme mystérieux, "d’une autre vie", de
dédoublement de personnalité, de transmission de pensée,
sont naïves dans ce domaine. Il s’agit simplement des énormes
réserves de notre mémoire (notre stock
"d’engrammes"), dont nous n’utilisons qu’une infime
partie. Presque toutes les influences
conscientes ou inconscientes ont laissé en nous des traces, et seule
l’économie et la discipline des complexes qui protègent
notre vie ne permettent pas de se manifester à l’état
normal et de veille. Un jour j’ai entendu un mathématicien dire
que tout cerveau normal serait capable de calculer aussi vite que Móric
Frankl, s’il n’en était pas empêché par des complexes
acquis. Pour parler en paradoxe : tout au long de la vie notre
éducation et nos progrès dépendent forcément de l’oubli du savoir et du
délaissement des facultés avec lesquels nous sommes venus au
monde.
*
Il est vrai que cet oubli et ce délaissement
dépendent également d’une de nos facultés
innées dont nous ignorons le but, la cause et la direction.
Lorsqu’un chirurgien, impuissant,
dépose son bistouri car en dépit de toutes les prévisions
il n’a pas pu secourir le patient,
comment peut-il savoir quelle tendance mystérieuse de
"l’âme du corps" a arrêté sa main ?
Nous partons de la thèse fondamentale et générale que tout
corps veut "à tout prix" vivre, et notre rôle se limite
à aider la nature – mais parfois la réalité se
comporte comme si notre propre corps manifestait une intention de vouloir non notre vie, mais notre mort.
Le chercheur en physiologie des
espèces animales et végétales a depuis longtemps
transféré cette "volonté de vivre" de
l’individu à l’espèce. Ainsi par exemple les papillons
ont été créés
avec la stricte et ferme instruction d’accomplir leur engagement envers
l’espèce, de périr
urgemment et sans délai dans leur existence individuelle, de
céder la place.
Mais on n’a pas encore dit le dernier
mot de l’absolue "volonté de vivre" des espèces
non plus.
En tout cas il est étrange à
quel point nous sommes peu nombreux, nous individus, à faire ce dont
nous serions capables.
Pesti Napló, 22 décembre
1935.