Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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concours de boulettes

Événément sportif de Noël

À la compétition de boulettes que Cini nous avait commandée dès mercredi, deux garçons se sont inscrits, Gyula et Sanyi, le troisième étant naturellement Cini lui-même, le jeune maître de maison ; d’ailleurs c’est dans son cerveau qu’était née l’idée de cet événement sportif de haut niveau. Certains à l’école ont dû mettre en doute les déclarations prétentieuses de Cini accompagnées d’un geste à la Cyrano selon lesquelles « il provoquerait tout le parterre en duel ». Deux personnes se sont présentées pour défendre l’honneur de la classe. La date du déroulement du tournoi avait été fixée pour jeudi soir, le lieu : notre logement modeste mais hospitalier.

Bien sûr, il restait d’abord à Cini de nous faire connaître cette décision, non sans ruse, car une action préalable court-circuitant les autorités aurait pu provoquer un certain ressentiment. Il a donc commencé en refusant à la table du déjeuner de manger des raviolis aux abricots[1], pourquoi ne sert-on pas plutôt des boulettes aux quetsches, il s’en empiffrerait une vingtaine. Vingt, tu exagères, lui ai-je rétorqué à la légère, et déjà je comptais parler d’autre chose ; mais Cini s’est accroché au sujet avec acharnement, parions, a-t-il dit, essayez donc de préparer des boulettes aux quetsches pour demain soir par exemple. D’accord, va pour les boulettes aux quetsches, moi ça m’est égal, je n’en mange jamais, et je comptais passer à mon sujet, rapporter à Cini des échos de mes passionnantes lectures, mais Cini n’avait pas épuisé son sujet et il a encore demandé la permission d’inviter ses deux copains. D’accord, invite-les, ai-je répondu, mais écoute, figure-toi, j’ai lu ce matin… Alors Cini s’est levé et m’a glorieusement fait savoir qu’il les avait déjà invités, et qu’ils adorent les boulettes aux quetsches tous les deux. Il était trop tard pour reprendre la parole donnée.

Le jeudi après-midi, à partir de sept heures, comme on l’a su plus tard, Cini passa le plus clair de son temps dans la cuisine, pour torturer Rózsi à propos des boulettes. Il maintenait avec acharnement qu’au moins une centaine de boulettes devaient apparaître sur la table. Il supervisait avec des yeux d’expert les ingrédients préparés : taille aspect, respect, consistance, tel un entraîneur expérimenté qui pèse et soupèse épée, ballon, javelot ou tout autre accessoire de sport pour savoir s’ils répondent aux exigences de la compétition – ou comme on contrôle les chevaux avant une course.

Les invités se présentèrent à huit heures et demie sonnantes. Deux jeunes gens modestes, courtois, bien élevés, de quatorze ans comme Cini. Leur attitude reflétait un sérieux respectueux, à la hauteur de la situation, mais pas la moindre timidité – un arbitre de duel expérimenté aurait tout de suite lu sur eux qu’ils étaient résolus à tirer les conséquences et lutter jusqu’à la dernière boulette. Au haut du doux visage de Sanyi un front lisse et sans rides reflétait l’empreinte d’un courage et d’une force hors du commun, ses fins cheveux couleur de lin peignés en arrière dressés haut dans l’attente. Gyula paraissait quelque peu plus inquiet, il clignait des yeux en faisant le tour de la table, comme guettant, en cas d’épuisement final, une issue de secours.

Ils parlaient peu. Sur mes questions concernant leurs conditions scolaires et familiales ils répondaient doucement, les yeux baissés, avec parcimonie, surtout des monosyllabes, évitant tout mot inutile.

Ne soupçonnant pas de quoi il s’agissait, j’ai cru bien faire, afin de détendre l’atmosphère, de demander qu’on serve le dîner.

Le repas était introduit par une excellente goulache (selon la recette du Maître Gourmet). Les garçons ne se firent pas prier, ils ont mangé tout ce qu’on leur a mis dans leur assiette. Cini aussi, comme les autres, néanmoins il encourageait véhémentement ses amis, surtout Sanyi qui affichait un sourire mystérieux. Gyula, lui, a vite déposé sa cuiller comme s’il se préparait à quelque chose, et il jetait des regards interloqués sur ses camarades. Si j’avais été plus attentif, dès ces moments j’aurais remarqué le caractère "précompétition" de cette cérémonie, puisque les garçons jetaient en bouche les morceaux de viande avec légèreté comme les champions quelques minutes avant la deuxième mi-temps en dribblant un peu avec la balle, ou lorsqu’on "échauffe" les chevaux de course avant le départ ou mieux encore : quand les musiciens accordent leurs instruments avant le concert : plim, plim, ils tendent une corde à leur violon, les flûtistes se raclent la gorge.

On apporte le plat de boulettes ; je suis un peu étonné de la quantité propre à nourrir une caserne, mais en ma qualité d’hôte prévenant je ne fais aucune remarque.

J’ai dû tout de même observer que les yeux des trois complices étincelaient : trois lames de Tolède à la présentation des armes.

Gyula semblait nerveux. Il a démarré vite, à la hâte, il voulait peut-être écraser ses adversaires dès le signe du départ. Il a vite arrêté. Il en était à la dixième boulette quand Cini ne mâchait que la sixième et Sanyi sa cinquième, rythmiquement, en coupant chacune en deux, comme pour signaler qu’il n’y avait pas de triche, aucune boulette n’était creuse à l’intérieur. Après sa onzième boulette Gyula a pâli, il a héroïquement entamé la douzième, mais sans la terminer.

Il a abandonné le combat.

La finale se déroulait désormais entre Cini et Sanyi.

Cini mangeait un tantinet plus vite, mais dans un style sportif impeccable, en piquant les boulettes sur sa fourchette à intervalles réguliers et en veillant également à la régularité de sa respiration. Ses muscles se tendaient. Lors de sa dix-huitième boulette, pour son malheur, il a avalé de travers, il s’est mis à tousser et à hoqueter. À partir de ce moment, bien qu’il eût encore cinq boulettes d’avance, l’expert pouvait voir qu’il avait perdu. Probablement il s’était épuisé au cours du prématch, il avait été beaucoup trop sûr de lui. Il avalait encore les boulettes, les unes derrière les autres, mais ce n’était plus ça, les intervalles s’allongeaient, et face à Sanyi fonceur et assidu, à la vingt et unième, son avantage s’était réduit à deux pauvres boulettes.

Je savais déjà que Sanyi l’emporterait. Le style de son travail était beau à regarder, il avait une vraie classe, comme les bons vieux mangeurs de boulettes d’autrefois. Il ne se pressait pas et pourtant ne prenait aucun retard. Au finish il était tout aussi calme qu’au départ. Moi, il me rappelait Nurmi, l’irrésistible coureur magique, "la machine à courir" comme on l’appelait, qui gagnait des distances de cinquante kilomètres "à coup sûr", avec un trot léger et régulier, un chronomètre dans la main qu’il ne cessait de consulter, afin de s’éviter toute fatigue superflue.

À la trente et unième boulette Cini a déposé sa fourchette. Sanyi en était à la trente-troisième, il mangeait calmement, sans lever le regard de son assiette, comme s’il se désintéressait du monde extérieur.

Je me suis levé solennellement. J’ai déclaré :

- Tu as gagné, Sanyi !

C’est la première fois que Sanyi a levé les yeux, un léger et modeste sourire parcourut son visage.

- Bien qu’au début j’ignorasse de quoi il s’agissait, a posteriori je suis obligé de reconnaître que c’était fair-play, et que ta victoire est sans conteste. Que souhaites-tu comme trophée ?

Sanyi sembla hésiter un instant. Il jeta un clin d’œil furtif en direction du plat. Ensuite il dit, les yeux baissés :

- Ben… si vous voulez à tout prix me récompenser… Pourrais-je avoir ces cinq boulettes aux quetsches… qui sont restées dans le plat…

 

Az Est, 25 décembre 1935.

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[1] Dessert traditionnel hongrois, de même que les boulettes aux quetsches.