Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
NE pas Écrire, parler
À propos du
style
Rome, le 1er août.
Pendant quelques mois je n’ai pas eu de stylo en main, et
maintenant, quand rarement je recommence à scribouiller, je dois m’étonner que
ce repos non seulement n’ait pas renforcé mon envie d’écrire, mais il me ferait
plutôt rechigner davantage. Je me dépêche d’ajouter qu’il ne s’agit nullement
d’une diminution de mon désir de communiquer ou d’un assèchement d’idées à
communiquer. Je n’ai aucun moyen de rassurer le lecteur comme quoi Monsieur
Olivecrona[1] qui tenait ma cervelle dénudée à sa
disposition en aurait éloigné (par considération pour mon lecteur) ne serait-ce
qu’un adjectif, avec lequel j’avais coutume de le dérider. Bien au contraire,
je découvre plutôt en moi un symptôme désagréable : depuis ma
convalescence je suis devenu bavard, je ne laisse parler personne, toutes les
occasions me sont bonnes pour intervenir, tout m’intéresse, mes
"théories" mal famées coulent à flots pour tout expliquer, pour
trouver les tenants et aboutissants des choses. Tenez, en voici une. Elle
concerne notre sujet. En même temps c’est aussi une réponse à votre invitation
polie : « pourquoi vous ne l’écririez-vous pas plutôt, cher
Maître ? ».
Mais pour l’amour du ciel, Monsieur, je
suis justement en train de vous expliquer pourquoi je ne l’écris plutôt pas. Ne
le comprenez-vous pas ? Hormis l’aspect pratique : le grand public,
qui suit la mode du temps, préfère la littérature concrète et tangible à celle
consacrée à des pensées abstraites.
On m’a toujours inculqué l’idée que
l’écrit, c’est plus, plus important, plus grandiose que le langage parlé. Verba
volant, scripta manent, nous prêchent les représentants de l’esprit technicien
d’aujourd’hui, dans l’espoir secret que personne n’est obligé de lire les écrits,
le principal est de se débarrasser de toutes les vulgarités orales. C’est dans
cet espoir qu’ils ont bien voulu élever l’écrit au rang de "l’art",
pendant qu’ils essayaient de réprimer presque officiellement le culte noble de
la parole.
Mais celui qui garde en mémoire non
seulement sa vie physique de quelques années, mais aussi sa vie culturelle de
plusieurs milliers d’années, ne se contentera pas d’une innovation technique
d’invention assez récente, qui a fixé l’essentiel, le produit impérissable de notre
capacité orale, en matière, en briques et papyrus, et ensuite sur papier. Après
tout il s’agit effectivement d’une invention technique, et dans la pratique,
d’une industrie économiquement très importante, mais à quel titre ont-ils osé
mettre cette industrie au-dessus de
ce culte noble qu’elle servait depuis
sa naissance, précisément afin de souligner la noblesse et l’importance
primordiale de cette culture ? Les mots s’envolent, les écrits restent –
mais pourquoi en déduire que l’écriture est une matière plus précieuse que la
parole ? Sur la même base on pourrait prétendre que la photo est plus
précieuse que le sujet qu’elle représente. Un homme au physique avantageux ne
présentera pas à sa maîtresse une photographie artificielle et affectée à sa place
– alors qu’un homme à belle âme ne fourrera pas dans la boîte de conserve du
"langage uniforme de l’écrit" le fruit frais de son esprit productif,
le langage parlé. Après tout, tout écrit n’est qu’une lettre que nous adressons
à nos congénères dont nous sépare le temps ou l’espace, si le contact direct
est impossible. Mais quel esprit tordu, quel snobisme millénaire c’était de
voir une valeur supérieure dans cette situation contrainte ! Les deux
génies qui avaient le plus à dire, l’un à l’Europe, l’autre au monde (et dont
la communication s’est avérée effectivement la plus durable), Socrate et le
Christ, n’ont jamais écrit le moindre mot, ils ont confié ce travail servile,
la fixation technique de leurs pensées, aux apôtres, ils n’auraient pas été
capables de préparer eux-mêmes le marché à l’attention de l’idéal et de la
vérité, le noble fauve abattu à l’instant de l’inspiration divine.
C’est tout à fait vrai. Notre goût ne s’est
dégénéré que plus tard au point d’exiger d’une personne s’exprimant dans son
propre style un tout autre style, celui de l’écrivain, et c’est seulement alors
que nous voulons bien le reconnaître en tant que "style artistique".
De plus nous nous sommes accoutumés à nous déshabituer de la parole au bénéfice
de "l’aptitude d’écrivain" durement acquise, alors que, qu’est
d’autre l’écrit qu’un parler dénaturé, un formol pour la conservation du
cadavre du mot ? On en a besoin, bien sûr qu’on en a besoin – mais
pourquoi faire une vertu de ce besoin, et faire un crime du superflu ? Puisque
c’est aussi le plus haut degré du statut "de l’écrivain", si entre ce
qu’il a à dire et l’expression, c’est-à-dire le contenu et la forme, l’accord
est complet, et de la même façon, qu’est-ce autre que la copie la plus fidèle du
parler ? Qui a inventé cette sottise que l’écrit par sa nature serait
plus concis que le parler, que
l’écriture condense et le langage parlé dilue – alors qu’il est évident qu’en
parlant, mon attention n’étant pas ligotée par les règles de respect d’un
"style" artificiel, le parler permet des associations d’idées plus
riches et plus inventives, des jugements plus simples et plus précis – sans
même mentionner l’aspect technique de l’écriture, le stylo, le papier et la
machine à écrire, que je peux éviter si je préfère dicter.
Après mon long repos, en découvrant ma
répulsion de plus en plus forte pour l’écriture, j’en ai aussi compris la
raison. Comment se fait-il que j’ai toujours ressenti le trac avant d’écrire,
une sorte de phobie qui se manifeste rarement quand je dois parler ? Le
parler paraît être le milieu et le solvant les plus naturels de notre réflexion
– serait-il possible que dans la réalité aussi il préserve et transmette
davantage de moi à autrui ?
C’est tout au moins probable, cher
Monsieur, vous le voyez de vos propres yeux. J’avais bien plus d’idées,
n’est-ce pas, d’exemples, de comparaisons et d’arguments à ma disposition hier,
lorsque je vous ai expliqué de vive voix le sujet du présent article ? Au
lieu de m’encourager, en surestimant la mauvaise coutume de l’écriture, et insister :
« écrivez ceci et cela, cher Maître », vous auriez mieux fait de
noter mes paroles en sténo, tel un nouveau Platon, ou Xénophon, ou même
Matthieu.
Naturellement, en tirant enseignement du
passé, on aurait partagé.
Comme cela vous serez obligé de vous
contenter de cette reproduction diluée, avec moins de contenu, mais
observez : un style bien meilleur.
Pesti
Napló, 2 août 1936.