Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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le lecteur

En tant qu’écrivain cet ami a toujours été un phénomène particulier voire exceptionnel. Pourtant les écrits qu’il a fait paraître sont rares, car cette chose particulière qui apparaît souvent dans le spectrogramme psychique de talents moindres, et qui est une condition de la popularité, est absente chez lui. Il le sent très bien lui-même, et il est spontanément attiré vers cette communauté peu nombreuse et sélecte qui se compose habituellement d’amis et d’hommes compréhensifs. C’est pourquoi il s’attache de plus en plus à la forme de la communication de la pensée, antérieure à la découverte de l’écriture, le langage parlé.

Il adore faire la lecture.

Tel Archimède de sa baignoire, il saute chaque fois de derrière son bureau quand il achève une nouvelle, un poème ou un essai. Il saute et court, cherche un homme ou des personnes, pour leur lire son nouveau texte à chaud.

Les gens sont polis, même s’ils n’ont pas particulièrement la fibre du mécénat de l’art, ou s’ils ont autre chose à faire – notre ami trouve toujours un auditeur ou un auditoire.

Il n’est pourtant pas facile d’être son auditeur.

Sans compter que notre ami en tant que lecteur est extraordinairement pédant et sévère et ses écrits, par leur valeur impérissable, exigeraient le plus souvent un plus grand approfondissement. Il ne tolère aucune interruption, le moindre bruit est interdit pendant qu’il lit, l’auditeur doit, si possible, rester assis sans bouger, le mieux est qu’il se croise les mains dans le dos comme à l’école, parce qu’au moindre chuchotement, halètement ou toussotement, le conférencier lance à son auditoire un regard à figer sang dans les veines.

J’en connais un bout là-dessus car nombre de fois j’ai été le premier à profiter de cet honneur. Je peux comprendre l’expérience connue : cette sévérité hypnotise quasiment l’auditoire tel un serpent sa victime. Il est déjà arrivé qu’il me rattrape dans la rue, qu’il fasse un bout de chemin avec moi pour me lire son œuvre en marchant, en s’arrêtant aux passages les plus intéressants, et pas de chance pour moi si le passage intéressant arrivait au milieu de la chaussée, dans la plus grande circulation, parmi le gymkhana des véhicules. Un jour il m’a même accompagné chez le dentiste et a gardé une dent contre moi pour avoir dit aïe quand la fraise a touché un nerf, pendant sa lecture.

Mais maintenant pendant quelque temps, il ne pourra semble-t-il pas faire de lecture en public. Comment vous dire, il s’est momentanément retiré contre sa volonté, dans un asile psychiatrique.

Il a été arrêté en pleine rue. Cela s’est passé comme cela : dans le tram 27, le matin, sur la plateforme très chargée, un homme sérieux, au regard austère, grimpa sur un siège dans la voiture bondée et accompagné d’un geste affable il débita le discours suivant aux passagers.

- Mesdames et Messieurs, je sors de chez moi où je viens d’achever l’écriture d’une nouvelle vraiment intéressante. Si vous me permettez, je vais vous en donner lecture. Mais je vous prie de garder le silence, car je suis très sensible sur ce point.

Puis il se tourna sévèrement vers le receveur.

- Vous ne laisserez monter personne. Il est aussi interdit de descendre jusqu’à ce que j’aie fini de lire. Je paierai la différence pour ceux dont le ticket serait arrivé en fin de section.

Puis il commença sa lecture.

 

Pesti Napló, 19 septembre 1936.

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