Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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le canon et le blindage

Âge dor de la technocratie

Le délégué à qui le ministre de la guerre venait de confier les pleins pouvoirs se précipita en souriant pour accueillir le directeur général supérieur du trust de blindages.

- Je suis ravi de faire votre connaissance, Mr. White, how do you do ?

- How do you do, Mr. Wellwell. Je vous présente Mr. One, mon ingénieur principal, le meilleur expert technique et inventeur, qui à la date d’aujourd’hui, le 30 janvier 1956, n’a pas son pareil sur la Terre.

- How do you do, Mr. One. Je suppose que vous savez de quoi il s’agit, inutile que je répète les conditions.

- Naturellement. Le véhicule de transport du trésor de l’État, dans lequel en cas de guerre il faudra faire passer à la frontière les avoirs totaux des États Centripétaux, une réserve d’or représentant une valeur de deux milliards de dollars, pour la mettre en sécurité sur l’île que vous savez – ce véhicule dont il faudra protéger le contenu, même par les armes, ce train, ou auto, ou avion, ou n’importe quoi que vous souhaiteriez construire, nous devrons le recouvrir d’un blindage tel que même les batteries de canons dimensionnés à l’énergie percutante maximale des batteries de canons actuelles du monde ne soient pas capables de le traverser.

- Well, répondit Mr. Wellwell.

- J’ai l’honneur de vous faire savoir que ce blindage, nous l’avons produit. Je vous prie de vous donner la peine de passer avec nous à l’atelier.

Tous les trois entrèrent dans la voiture tubulaire secrète et en deux minutes se trouvèrent dans l’atelier. C’était un local modeste, d’environ vingt kilomètres de long et dix kilomètres de large.

- Voici, dit Mr. White. C’est le canon le plus puissant du monde.

- Oui, je connais ce modèle. Il n’existe pas en ce moment de canon plus puissant.

- Et ici, en face du canon, vous voyez une plaque métallique. C’est la nouvelle invention, préparée par Mr. One. Veuillez presser ce bouton électrique, le canon fera son office. Mais avant cela prenons place dans la cabine de sécurité.

Ils entrèrent tous les trois dans une cabine de plomb hermétiquement fermée, pourvue d’une plaque vitrée d’un mètre d’épaisseur. Mr. Wellwell pressa sur le bouton. Le canon se déchargea, l’affût recula de deux kilomètres, la détonation fut si forte que dehors l’air se densifia, pendant un instant tout devient noir, et même à l’intérieur les oreilles bouchées de fibres d’amiante bourdonnèrent un peu.

Ils sortirent de la cabine et s’approchèrent du mur de blindage.

Le projectile pointu du canon, long de deux mètres et large d’un demi-mètre, avec sa pointe de platine et son amorce de diamant, gisait au sol, tordu et fendu dans tous les sens, brisé en cent morceaux, directement devant la plaque de blindage restée intacte et immaculée ; l’obus évoquait une mousse de savon qui l’instant d’avant était encore une bulle, mais elle a heurté le mur et a éclaté.

- Well, dit Mr. Wellwell. Quel est le prix de cette invention ?

- Une bagatelle. Un milliard de dollars. Nous ne cherchons pas à faire du profit sur cet article, nous sommes tous les deux des patriotes. Mais sa production en quantité nécessaire et le transport coûtent un peu d’argent. Pas grand-chose. Cent milliards de dollars.

- Combien de temps faudra-t-il pour le fabriquer ?

- Un mois nous suffira.

- Well, voici un chèque de cent un milliards de dollars. Où dînerez-vous, Messieurs ?

- Au Safety Club.

- Oh, ils ont un gin remarquable. Good-bye, Messieurs.

Juste avant la sortie, Mr. White rappela discrètement Mr. One.

- À demain, Mr. One, même endroit, même heure. Votre nom sera Mr. Two, le mien Mr. Black. Les nouveaux canons sont-ils opérationnels ?

- Tout va pour le mieux, Mr. White.

- Good-bye. N’oubliez pas la fausse barbe. Au revoir au club.

Le lendemain les deux messieurs barbus, Mr. Black, directeur général du trust de canons, et Mr. Two, ingénieur principal de l’usine entrèrent dans le bureau de Mr. Wellwell.

Le délégué à qui le ministre de la guerre venait de confier les pleins pouvoirs se précipita en souriant pour les accueillir.

- Je suis ravi de faire votre connaissance, Mr. Black, how do you do ?

- How do you do, Mr. Wellwell. Je vous présente Mr. Two, le meilleur expert en canons et inventeur au monde. Nous devons vous faire savoir que l’excellent Mr. White avec qui vous vous êtes entretenu hier, a semble-t-il commis une indélicatesse. Le gouvernement des États Centrifugaux a acheté ce matin le brevet du Blindage Imperçable. En cas de guerre le trésor des États Centrifugaux  deviendrait pour nous totalement inaccessible…

- Well, well, c’est un souci.

- Veuillez écouter jusqu’au bout. Cela deviendrait un souci pour nous, si Mr. Two n’avait pas inventé ce matin l’Ultracanon. Passons peut-être dans l’atelier.

Ils montèrent à bord de la voiture tubulaire et cinq minutes plus tard ils se trouvèrent dans la modeste cave de cinquante kilomètres de l’usine de canons. Le blindage acheté la veille était déjà monté devant le mur. Le nouveau canon lui faisait face à quelques kilomètres : pour son aspect extérieur on l’aurait pris pour une tour d’observatoire couchée par terre. Ils pénétrèrent dans la cabine épaisse de huit mètres. Mr. Wellwell pressa le bouton, le canon fit feu.

Dans l’hyperblindage d’une épaisseur de deux mètres se fit un trou béant, comme quand on laisse tomber une locomotive d’une altitude de deux mille mètres sur une feuille de papier de soie.

- Well, dit Mr. Wellwell, combien coûte cette invention ?

- Nous sommes des patriotes, Mr. Wellwell, nous vous la cédons pour vingt milliards de dollars. Mais la production d’un nombre adéquat de canons reviendra à quelque cinq cents millions de dollars.

- Il vous faudra combien de temps pour les fabriquer ?

- Dès demain nous disposerons de trois pièces. Les autres deux cent, pour la semaine prochaine.

- Well, voici le chèque des cinq cents millions de dollars. Aimez-vous le golf, Messieurs ?

- Nous préférons le cricket.

- Le golf est meilleur pour les poumons. Good-bye, Messieurs.

Avant de franchir la porte, Mr. Black rappela encore à Mr. Two.

- Demain, à la même heure, Mr. Two. Ôtez votre barbe. Je m’appellerai de nouveau Mr. White, et vous Mr. One. Tout va bien pour le blindage Ultrahyper pour l’Ultracanon ?

- Pas de souci pour cela, mais le canon électrique sélénite faisant exploser le blindage Ultrahyper à présenter après-demain ne sera prêt que demain soir.

- Ce n’est pas grave, mais il ne faut pas qu’il y ait du retard. Au revoir au cricket, Mr. One, comment va le petit Mabel ?

- Oh, merci, il est très mignon dans sa nouvelle tenue d’équitation. Good-bye, Mr. White.

Trois semaines plus tard Mr. Wellwell s’est enfin gratté la tête.

- Tout cela est bel et bon, Mr. Black, y compris ce canon avec lequel vous transpercez aussi le blindage livré hier par Mr. White. Mais ne pensez-vous pas que le gouvernement des États Centrifugaux se procurera quand même ce canon pour demain ? Je dois parler à Mr. White pour qu’il fabrique un blindage encore plus résistant.

- Cela n’existe pas, dit fermement Mr. Black. Ce projectile, nous l’avons fabriqué de la matière la plus dure de l’univers, par rapport à laquelle le diamant n’est que de la boule de gomme, et nous le lançons avec une énergie aussi puissante que celle qui pousse le Soleil vers Sirius. Un tel blindage n’existe pas, Mr. Wellwell.

- Mais pour l’amour du ciel… Que deviendra alors notre train blindé dans lequel nous voulions mettre notre trésor national en sécurité ?

Mr. Black laissa éclater son impatience.

- Quel trésor voulez-vous mettre en sécurité ? Vous avez des visions, des cauchemars de votre cerveau malade, Mr. Wellwell. Depuis longtemps vous n’avez plus de trésor national, sinon sous forme de chèques qui sont en notre possession, et que nous avons mis depuis longtemps en sécurité. Et vous n’avez plus besoin de ce foutu blindage. En revanche soyez fier de détenir le premier de tous les pays et tous les États le canon le plus parfait et le plus invulnérable. Il vaut plus que tous les trésors. Croyez-moi, Mr. Wellwell, l’argent ne fait pas le bonheur ! Good-bye !

Il soupira et s’éloigna en rêvant.

 

Pesti Napló, 12 janvier 1936.

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