Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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Le dix-neuviÈme siÈcle

Pensées au cinéma

Oui, c’est le dix-neuvième siècle. "Crime et Châtiment" de Dostoïevski, Raskolnikov, dans une version cinématographique française[1]. Comment expliquer aux enfants du vingtième siècle, ce qui me charme, m’atterre, me fait frémir, m’assombrit – d’une façon différente d’eux qui y voient de l’histoire, appliquent des critères esthétiques, louent ou ne louent pas les comédiens, la mise en scène, la connaissance du sujet ? En moi tout se fond en un mot unique, qui est ma vie personnelle, mon cauchemar et l’assouvissement de mes désirs, mon origine et ma provenance : le dix-neuvième siècle.

 

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Il a duré jusqu’au vingt-neuf juin mille neuf cent quatorze, il a pris fin à huit heures du matin, plus précisément à huit heures et quinze minutes, le dix-neuvième siècle. C’est à ce moment que mon confrère écrivain est entré dans ma chambre et m’a dit : « Eh, tu dors ? ». Nous nous étions mis au lit très tard. « Lève-toi, les affiches de mobilisation sont placardées, nous avons déclaré la guerre à la Serbie. » Il est resté là encore un quart d’heure, puis je me suis mis lentement à m’habiller. En bas, sur l’Avenue Andrássy, on entendait déjà la liesse guerrière de la plèbe attroupée. Ma femme est entrée, elle qui depuis lors a été emportée, comme beaucoup d’autres, par « le choléra, fœtus souillé de la haine et de la folie »[2], comme je l’ai écrit en octobre de mille neuf cent dix-neuf. Elle a levé sur moi des yeux soucieux, interrogateurs. Moi j’ai souri, pudiquement. Écoute bien, je lui ai dit, prenons maintenant congé l’un de l’autre, doucement, poliment, comme le faisaient les "ci-devant". Le dix-neuvième siècle s’est achevé à l’instant, et lequel va lui succéder, je l’ignore encore. Les siècles ne se suivent pas selon les numéros, sinon dans le calendrier. Moi, le monde me semble faire un saut de cinq cents ans – en avant ou en arrière, mais il est aussi probable, le plus probable même, qu’aussi bien en avant qu’en arrière, il en résultera une force rotative, une pirouette, un tourbillon aérien, une tornade. Une chose est sûre, nous qui avons déjà vingt-six ans, n’avons plus rien à voir avec le monde qui suivra. Nous appartenons au dix-neuvième siècle qui vient de prendre fin. Notre culture et notre civilisation, notre façon de penser, nos références et nos critères, le jeu de nos raisons, passions et sentiments portent sur eux le timbre du dix-neuvième siècle. Nous avons nous-mêmes ajouté un peu à l’évolution de la culture telle que le dix-neuvième siècle l’avait imaginée, dans la mesure où la langue hongroise le permettait. Nous ne disparaîtrons peut-être pas sans laisser de traces ; un mot, un accent, une virgule demeureront de nous : nous n’aurons pas laissé le monde tel que nous l’avions trouvé. Cela est rassurant, mais il faudra aussi nous contenter de cela. On ne peut pas passer d’une époque dans une autre, comme si nous franchissions un seuil. Or ici c’est une nouvelle époque qui commence : plus que ce que le mot "siècle" peut exprimer, plus aussi que ce que nous étions : le dix-neuvième siècle. Ces gens-là, dans la rue, ils parlent de la Serbie, de mobilisation triomphale, de semaines, de mois. Moi je sais, nous, nous savons qu’il ne s’agit même pas d’années. Il s’agit de savoir qu’un monde a sombré avec nous et qu’il ne reviendra jamais. En ce moment nous n’avons pas vingt-six ans mais cinq cents ou mille vingt-six, donc nous, nous ne vivons plus : nous sommes des fantômes. Disons-nous adieu comme il se doit pour des fantômes.

 

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Oui, ce film est un fantôme du dix-neuvième siècle ! Il ne s’agit même pas de son sujet, une tragédie a toujours été une tragédie, un meurtre un meurtre et un châtiment un châtiment. C’est l’âme du siècle qu’ont compris ce Raskolnikov, ce Porphyre, et cette Sonia, et surtout ce réalisateur. Il a ajouté quelque chose de français (au-delà des mots) à l’environnement russe, mais cet esprit français est bien du dix-neuvième siècle. Raskolnikov est peut-être un peu plus français, plus passionné, plus agile, que le serait l’étudiant russe joué par un comédien russe, mais c’est dans ce Français que le Dostoïevski du dix-neuvième siècle reconnaîtrait son héros, simplement parce qu’il y avait quelque chose de français et il y avait le dix-neuvième siècle dans son héros. N’oublions pas que Napoléon est mort au début du dix-neuvième siècle et Napoléon était français malgré son origine italienne, et n’oublions pas que l’étudiant russe pensait à Napoléon lorsque, au milieu du siècle, une hache sous le bras, il a pris le chemin vers la maison de prêt sur gage de la vieille. Ils étaient tous les deux, l’aventurier et la victime de sa conscience, guidés par le même esprit. Raskolnikov jouait au Napoléon et l’acteur français joue au Napoléon aussi. Et ils jouent tous les deux au dix-neuvième siècle.

 

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Mais où se cache donc cette âme ? Partout, dans le jeu, dans la mise en scène, dans l’air. Les accessoires bruts, la redingote, le haut-de-forme, la canne, ne disent rien sans le jeu et sans l’atmosphère. Il faut voir et sentir ces maisons, ces rues, ces couloirs, ces canaux et ces rigoles : les maisons et les rues du dix-neuvième siècle. Les gens vivaient dans des maisons comme ça, dans des rues comme ça à cette époque. L’homme d’aujourd’hui en a le souffle coupé et ne comprend pas. Car le problème n’est pas que les maisons et les rues étaient vieilles et sales, le problème est qu’elles étaient impropres, par nature, à la vie et au confort. Comme si d’ingénieux ingénieurs s’étaient ingéniés pour assembler des recoins, escaliers, portails, rues, étages, portes et fenêtres les plus inconfortables, les plus inutilisables et les plus malsains possible. C’est seulement dans ces terriers et ces immeubles de rapport que pouvaient germer et pulluler le rachitisme, la syphilis, la phtisie, la peur et la folie, la terreur démente et l’ambition écervelée. Il avait besoin de ces maisons à la personnalité torse, ce grand escogriffe de dix-neuvième siècle ; Charles Lamb et sa sœur folle[3], les délires de E.T.A. Hoffmann, le monde féerique d’Andersen, l’enthousiasme maladif de Chopin ne pouvaient pas se développer ailleurs que dans ces maisons – ce sont des villes comme ça qui se sont construites en Russie pour accoucher d’un Dostoïevski, et en Angleterre pour exsuder un Dickens, comme une huître sale qui produit sa perle. C’est seulement dans un humus miasmatique que pouvait pousser la fleur bleue du romantisme, seulement d’ici, du vomi de ces égouts que pouvait germer la révolution du naturalisme et du vérisme, pour envahir le monde tel une meute de rats libérés – c’est ici, sous les flammes vacillantes des lampes à gaz que pouvaient naître l’enfer du Marquis de Sade et la poésie transfigurée de Reiner Maria Rilke. Quel formidable creuset ! Quels hommes, quels désirs et quelles imaginations ! – la rédemption par le meurtre, le meurtre sous le masque de la rédemption.

 

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Et pourtant : c’est ce siècle qui a donné tout ce dont l’Homme pourra être fier, encore pendant des milliers d’années. Car je ne connais rien parmi les créations, les institutions, les formidables achèvements de la main de l’homme du vingtième siècle dont le noyau ne serait enraciné dans le dix-neuvième – sauf si je songe à la forêt primitive des champignons hallucinogènes qui ont recouvert la surface du globe pendant une nuit, avant de disparaître la nuit suivante, à l’instar de l’Herbe Rouge du conte de Wells. Lorsque au début du siècle la Sainte Alliance a ouvert ses doigts hypocrites à travers montagnes et mers délimitant les pays, un renouveau inouï se préparait déjà quelque part, afin de libérer l’homme du fardeau millénaire de la malédiction fatale de la mécanique, en étranglant le dragon dans ses propres cavernes à l’aide de la technique. La technique était rendue possible par les pères formidables d’une génération naine, le Capital enthousiaste, progressiste, alors encore à la hauteur de sa grandiose mission. Et eux, ces pères, pouvaient agir grâce au "coup franc" compensant la conscription générale, la concurrence industrielle illimitée et indépendante. Et la concurrence ? C’est une solution si vaillante et si géniale de la démocratie, dont il n’y a pas eu encore d’exemple dans l’histoire en lutte acharnée pour la démocratie. C’est au milieu de ce siècle que sont venus les quelques Hommes gigantesques et l’Homme Moyen dépassant de loin celui d’aujourd’hui, qui se comprenaient entre eux dans l’esprit et l’expression de la liberté. C’est dans ce siècle qu’ont été construites les prisons de l’empereur François et c’est dans ce siècle qu’Émile Zola s’est fait porte-parole d’une nation, pour sauver l’honneur d’un jeune homme insignifiant, d’origine étrangère, même au prix de la Nation. Oui, c’est ce siècle qui a inventé le libéralisme. Le libéralisme que l’on évoque aujourd’hui ironiquement, entre guillemets, de même que le mot "liberté" qu’il contient. C’est comme si on évoquait ironiquement et entre guillemets "air", "lumière du soleil" ou "nourriture". Et personne ne veut remarquer que celui qui évoque le mot libéralisme ironiquement et entre guillemets, en secret ou inconsciemment souhaite prison et mort pour lui et tous ses congénères.

Mais que craque le rire sec de l’ironie. Opprimé, écarté, des bonnets d’âne sur ma tête, raillé et méprisé, mais fièrement je déclare être un fils du dix-neuvième siècle.

 

Pesti Napló, 15 mars 1936.

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Brouillard

Un souvenir et un symbole

2n brouillard ln ne sait jamais pourquoi on garde et range toutes sortes d’inutilités dans la grande musette des souvenirs. En moi aussi, c’est seulement maintenant que s’est éclairé ce que signifie dans mes notes le mot brouillard – alors que je me souviens très bien de l’événement lui-même. Un petit souvenir insignifiant, que l’on pourrait appeler quotidien. Je suis à bord d’un avion de Douvres à Cologne, sous le soleil brillant du matin. Des signes suspects surgissent, le pilote se lève brusquement de son siège, allons-nous apprendre plus tard pourquoi ? L’horizon régulier des montagnes laineuses se disloque à la façon d’une grande perche, frappant la hauteur, se tord. L’appareil tressaute, est pris de haut-le-corps. Tout devient invraisemblable, irréel, pourtant on ne voit rien pour le moment, puis de fines  traînées de dentelles défilent en dessous, le paysage revêt une lumière maladive, brisée. Un cri de terreur échappe de la gorge du passager inexpérimenté qui se tourne vers l’arrière. Tout au long, le long du périmètre de l’horizon, net et délimité de protubérances du ciel étincelant, une unique ligne noir suie – cette ligne se répand et s’étale à une vitesse hallucinante, telle la gorge d’une bête extraterrestre. Elle ressemble vraiment à la gorge d’un fauve, avec des bords blanc lait et pourpre doré. Il se rue sur nous comme un écervelé, ou une comète, il franchit des mondes en une seconde. La lumière pâlit, blêmit, à la fois dehors et sur notre visage et dedans dans notre cœur. Désormais la machine tremble et secoue constamment, sans interruption, comme si un garnement d’enfant spectre tiraillait la laisse du dragon contre le vent déchaîné. Un instant et la gorge du dragon s’ouvre béante en ricanant, le fauve montre ses dents, sa langue s’allonge et d’un coup il avale l’appareil chair et poils, comme n’ayant jamais eu d’autre soif. Au début on ne voit qu’une obscurité grise, ensuite le Néant difforme épais comme du lait s’installe lourdement sur les hublots. On imagine revoir encore parfois la mer par une ouverture. Mais elle finit aussi par disparaître, et le grand Néant, le grand Nitchevo blanc comme lait, règne dans tout le royaume. Tu ne sais plus si cet état impossible dure des heures, des jours ou des années.

C’est le brouillard. Comme le passager de l’avion le voit et le vit. Il se manifeste tel un tourbillon ou un ouragan, et il est porteur d’ennui le plus déchirant et le plus incertain, et de mort.

Pourquoi est-ce maintenant que j’ai repêché cette image de la grange des souvenirs, je le sais enfin, parce que bien qu’inconsciemment ce ne fût tout de même pas un hasard si j’avais noté en marge dans mon carnet : aristocratie intellectuelle, clarté latine, dix-neuvième siècle.

J’ai même écrit quelques lignes sur ce sujet à propos d’un film, et les courriers que j’ai reçus en réaction m’encouragent à poursuivre et enchaîner cette image. Si au milieu du 19e siècle on observe la carte intellectuelle de l’Europe, au-delà des orages aux contours très nets, l’observateur et sa machine filent au-dessus d’un paysage plutôt massif. Il y a eu de grands désordres en politique, en culture, en civilisation, mais restaient tout de même quelques lignes solides, essentielles, auxquelles l’âme pouvait s’accrocher. Ces quelques traits se réunissaient en une harmonie sous le signe de la clarté latine. Chaque chose avait sa place. Dans le monde extérieur aussi, tout comme dans l’esprit. Les réclames et la propagande concernaient exclusivement les produits industriels, et personne n’aurait songé à afficher sur les murs le théorème de Pythagore par exemple, ou en faire un slogan des luttes entre partis militant sous des drapeaux. Quand un savant faisait une découverte, on n’avait pas besoin de la radio pour la faire connaître ; la bonne nouvelle s’envolait sur les ailes de l’éther connues depuis longtemps, celles que nous appelions en ce temps l’imagination humaine. Il est vrai que la moyenne était meilleure. Au milieu du 19e siècle chacun trouvait naturel que le monde cherche à ressembler à l’aristocratie intellectuelle, que tout le monde identifie ses buts à ceux de cette aristocratie. Les intellectuels enthousiastes qui géraient le sort du monde étaient soit des cinglés soit des saints : en tout cas il est certain que les saints et les cinglés se disaient soldats fidèles de l’aristocratie intellectuelle, ils étaient les soldats de ces buts sacrés qui, même en manteau du Graal et en frac de diplomate, portaient sous leur revers l’épée droite du Saint-Esprit dans leur cœur et dans leur raison. Faites le tour de cette carte intellectuelle. Autant de têtes pensantes au front large, aux sourcils broussailleux : culture et pensée sont à la mode, c’est l’unique tradition indépendante du temps, depuis nous avons appris à les fixer. Les dirigeants du 19e siècle étaient tous des érudits, des aristocrates intellectuels, qu’ils aient été hissés par la flamme de la torche du libéralisme ou par la gloire méritée sur les champs de bataille napoléoniens. Bismarck "à la poigne de fer" était fier de sa culture, des pensées produites sous son crâne dur ; Lajos Kossuth, quand il fut contraint de rompre avec la politique, est immédiatement devenu botaniste et astronome, et il s’est avéré excellent dans ces deux domaines. Mais on peut en dire autant de Széchenyi, Görgey, Lafayette, Cavour et tous les autres ; même Napoléon III, ce paon pimpant dans des allures d’escroc, était fier de son passé de journaliste. Personne n’avait honte de ses lettres et du fait que ce qu’ils clament avait d’abord été des lettres, du plomb dur et impérissable, et non des phrases nébuleuses, sans contours. C’est un Juif nommé Disraeli qui était assis sur le trône politique le plus haut du monde, il se disait fier d’appartenir à la race qui avait inventé le livre : dans sa compétition avec Gladstone, quand sa fonction lui permettait une minute de repos, il s’asseyait pour écrire des romans (tantôt mauvais, tantôt bons) et en badinant il affublait la Reine, l’Impératrice des Indes, de ses titres les plus pompeux, en se qualifiant de « nous, écrivains ».

 

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Que s’est-il donc passé, au nom du ciel ? La guerre mondiale aurait-elle été la cause de cet épais brouillard ennuyeux dans lequel notre nef s’est embourbée ? Est-il sorti de la terre ou est-il venu depuis les mers asiatiques, avec ses milles têtes sinueuses et ses contours oniriques, capables de courber et de déformer même les formes nettes de la croix ? Qu’est-ce que ce brouillard, qu’est-ce ce sentiment angoissant, qu’est-ce ce cœur et ce front blêmissants, après l’heureux optimisme et l’harmonie latines ? Qu’est-ce cette "consolation" d’Odin et ce Kalevala et Edda et Ossian[4] avec leurs "chants pessimistes nuageux" ?

C’est du brouillard, Messieurs et Mesdames, rien d’autre. Mais nous savons qu’au-dessus du brouillard et des nuages brille quelque part la lumière pure du soleil latin avec son disque rond taillé au plus juste et ses rayons clairs pointés sur l’infini.

Il brillera un jour, d’ici-là attendons dans l’angoisse. Asseyons-nous près de la cheminée, près du volant de direction, et écoutons le Conférencier Littéraire, le Grand Homme politique, qui tapote avec satisfaction les épaules humblement fléchies de l’aristocratie intellectuelle : c’est bien, les enfants, continuez comme ça, je suis content de vous, puisque effectivement vous n’avez pas d’autre vocation que faire de la réclame et de la propagande à l’idée politique jaillie du fond de la nuit, à cet épouvantable  brouillard qui a avalé l’avion en un instant.

 

 Pesti Napló, 1er avril 1936.

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[1] Film de Pierre Chenal (1935), avec Pierre Blanchard dans le rôle de Raskolnikov.

[2] De Élégie de Noël, poème de Karinthy.

[3] Mary et Charles Lamb : Auteurs de contes d’après Shakespeare (1807).

[4] Mythes et légendes qui alimentaient le fonds culturel des Nazis.