Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

afficher le texte en hongrois

blondes et brunes

Déchiffrage public d’une devinette

Une devinette a paru cette semaine dans un hebdomadaire populaire, un "jeu d’esprit" que l’on devrait plutôt appeler une épreuve logique. J’aime beaucoup ce genre de jeu, surtout s’il naît sous la plume de notre ami Jóska Grätzer[1], expert en devinettes, un cerveau très logique, bon joueur d’échecs et grand verbicruciste.

Par les présentes lignes j’aimerais démontrer que le déchiffrement des devinettes, qu’il s’agisse de jeux ou des grands mystères de la vie, ou de vrais problèmes économiques, politiques, voire scientifiques, a une méthodologie. La recherche de solutions ne demande aucun instinct particulier, force intuitive ou ruse. Au contraire ils dérangeraient plutôt la capacité normale mécanique de l’intelligence humaine de résoudre des tâches paraissant difficiles, sans fatigue, et même, comme nous allons le voir, sans effort, tout simplement par une reformulation correcte de la question posée. En effet, je suis fermement persuadé par l’expérience qu’une question parfaitement bien formulée contient toujours la réponse. Qu’il s’agisse de n’importe quel sujet, si quelqu’un ou l’humanité n’arrive pas à répondre à une question, cela signifie forcément que la question a été mal posée.

Écoutez-moi : je vais vous dire de mémoire la solution d’une énigme, sans y avoir réfléchi. J’affirme et je parie que la question ou les questions découlant de l’énigme, j’arriverai aussitôt à y répondre, sans effort, en continu, sans lever mon stylo, parce que l’avantage de ma méthode est qu’elle est sûre et infaillible. Bien que je n’aie pour le moment pas la moindre idée de la solution, je suis totalement rassuré : à l’instant où j’aurai terminé le présent article (un quart d’heure, pas plus), je vous livrerai la solution.

L’énigme, dans ma propre formulation, est la suivante :

Un soir entre chien et loup trois femmes se suivent sur un étroit sentier forestier. Un homme marche derrière elles à courte distance.

Cet homme n’est pas particulièrement génial, mais il a du bon sens, ce qui signifie qu’il a l’art de mettre en valeur ses expériences. Étant donné qu’il a été toute sa vie un grand coureur de jupons, ses expériences concernent essentiellement l’âme féminine. Il n’est ni un Freud, ni un Strindberg, mais il y a une chose qu’il a bien apprise de façon ferme, telle une loi fondamentale sûre à cent pour cent, sans exception, et cette loi est la suivante : la blonde ment toujours et la brune dit toujours la vérité.

Fort de cette règle, il se racle la gorge et crie vers l’avant à la première femme de la file : « Pardon Madame, quelle est la couleur de vos cheveux ? ».

Aimablement, la première femme ne tarde pas à donner la réponse.

Mais sa voix se perd dans le bruissement des feuillages, il ne l’entend pas. Il crie donc vers l’avant à la deuxième femme dans la file : « Pardon, chère Deuxième, je n’ai pas entendu ce qu’a dit la Première, auriez-vous la gentillesse de le répéter ? ».

Et la Deuxième Femme crie : « Blonde ! ».

Mais il ne se sent toujours pas rassuré et crie aussi à la troisième femme dans la queue : « S’il vous plaît, qu’a donc dit la Première ? ».

Et la Troisième Femme répond : « Elle a dit brune. ».

D’après sa voix, qui était la plus agréable des trois, mais aussi parce que c’est elle qui était le plus près, il tombe aussitôt amoureux de cette troisième. Il aimerait beaucoup savoir s’il a un espoir d’avoir un écho à ses sentiments. Mais pour cela il devrait savoir :

(Question) De quelle couleur sont les cheveux de la troisième ?

Et maintenant cherchons la solution, ou plutôt, comme je l’ai promis, posons correctement les questions.

Correctement, c’est-à-dire en détail et en ordre.

La première question dans l’ordre concerne la première femme. Nous ignorons la couleur de ses cheveux. Elle peut donc être blonde ou brune.

Si elle était blonde, elle mentirait et elle se prétendrait donc brune.

Mais si elle était brune… tiens, tiens, elle dirait la vérité et elle se dirait aussi brune.

Autrement dit une analyse correcte du problème permettait de savoir dès le début que la première femme, qu’elle fût blonde, ou brune, ne pouvait dire que brune.

Si donc la deuxième femme a affirmé que la première a dit blonde, alors la deuxième femme a menti. Or si elle a menti, alors c’est qu’elle est blonde.

Et quant à la troisième, celle qui était concernée par la question principale, elle a dit brune,  et puisque la première avait effectivement dit brune dans tous les cas, la troisième a donc dit vrai, et la réponse à la question est : la troisième femme est brune.

Que mon collègue Grätzer me pardonne d’avoir résolu sa belle énigme devant le public.

Il n’avait qu’à ne pas me révéler hier en privé la solution.

 

Pesti Napló, 17 novembre 1936.

Article suivant paru dans Pesti Napló



[1] József Grätzer (1897-1945). Un temps secrétaire de Karinthy. Connu pour son livre d’énigmes.