Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
PUBLICITY
(En public et dans l’incognito)
L’incognito, on dit que c’est Haroun al Rachid, le
calife de Bagdad qui l’a pratiqué le premier : pour
dissimuler sa célébrité, il parcourait la ville de nuit
dans un déguisement, afin que personne ne le reconnaisse.
Nous pouvons constater qu’il a bien
réussi à déjouer les curiosités. Si bien
qu’il est devenu une légende mondiale. Les autres califes, ceux
qui ne se cachaient pas, qui restaient assis toute la journée sur leur
trône avec une couronne sur la tête, sont tous tombés dans
l’oubli depuis longtemps. Lui, pour qui il était plus important de
connaître le monde que se faire connaître du monde, il est devenu
partout si connu que je peux tranquillement le citer en exemple aux lecteurs de
Színházi Élet.
Il est bien plus connu que par exemple
Érostrate à propos de qui pour l’information non des
ignorants mais des moins savants je dois rappeler qu’il a incendié
le temple de Vénus[1], pour l’unique raison
d’inscrire son nom dans la « publicity »
de l’histoire universelle. Seuls les rats de bibliothèque en ont
entendu parler, à cause la bizarrerie de son geste.
Drôle de chose que la
renommée. Celui qui la recherche, elle le fuit ; celui qui la fuit,
elle le poursuit.
Mais la phrase peut aussi être
inversée.
Celui qui vit sous la lumière des
projecteurs, cherche la pénombre – celui qui vit dans la
pénombre, tend vers la lumière comme le papillon. Celui sur qui
sont dirigés les projecteurs, essaye en vain de les éteindre. Un
autre sous le boisseau n’allume pas qu’une bougie mais un spot de
mille volts, sans réussir à exporter quelque chose de soi dans
les ténèbres extérieures.
On connaît de Marc Twain un mot
célèbre : nous avons toujours besoin de publicité,
même si nous cherchons à échanger de l’or contre du
fer. On peut en revanche citer l’exemple ces deux jeunes amoureux sur la
route américaine qui se cachent pour s’embrasser sous leur propre
voiture sous prétexte de réparer le moteur, et ils
s’effrayent quand ils découvrent qu’ils sont entourés
de toute un rassemblement de badauds, parce qu'entre-temps la voiture a
été volée au-dessus de leur tête.
Juliana, l’héritière du
trône, a récemment visité Budapest avec son époux.
Ils étaient attendus à la douane par une foule pour un accueil
solennel, mais il se trouve qu’ils sont arrivés incognito à
l’hôtel Gellért en taxi, conduits par un chauffeur inconnu.
Ce choix leur a par hasard permis d’éviter le public.
Au demeurant la prudence ne sert pas
à grand-chose. Le fait de se cacher des autres attire au contraire
l’attention par une prudence tape-à-l’œil. Qui ne
reconnaîtrait d’emblée le détective qui se masque en
papi naïf de province, avec des moustaches de silure et un gourdin ?
Si un modeste mais honnête roi européen m’honorait de la
mission d’écrire le cahier des charges de l’incognito, de
trouver les moyens d’exclure les curiosités indiscrètes de
la vie privée, j’y perdrais mon latin. Ce qui peut
s’avérer efficace dans un cas, échoue dans un autre. Il
convient aussi de savoir si la personne souhaite
vraiment passer inaperçue.
Car certains ne se plaignent pas mais se vantent, et s’ils
réussissent à obtenir que personne ne s’occupe d’eux,
ils se sentent offensés. Prenez l’exemple du Juif en caftan qui se
fait chasser du wagon parce qu’il voulait s’installer dans le
compartiment du premier ministre, et qui proteste énergiquement :
« comment savez-vous que ce n’est pas moi le premier
ministre ? », mais je n’ai pas ouï dire qu’un
premier ministre se serait vexé parce qu’on ne l’aurait pas
pris pour un Juif en caftan. Napoléon aussi espérait en secret
que derrière son incognito on reconnaîtrait le grand homme, qui
à son avis pouvait être identifié sans formes
extérieures, par sa seule personnalité. Une dame qui se respecte
ne prendra pas pour compliment cette introduction : « je te
présente une belle dame », car la beauté, soit elle
est vraie et alors ce n’est pas la peine de l’annoncer, elle se
voit, soit elle n’est pas vraie et alors il est offensant de la dire.
Lors d’une de mes conférences en province on m’a introduit
par ces mots : « et voici F.K., le célèbre
écrivain ». C’est aussi vexant que si on avait
introduit le susdit Napoléon de cette façon :
« voici Napoléon, l’empereur
renommé ». Un véritable incognito à cent pour
cent se base sur deux extrêmes : la totale ignorance et la parfaite
discrétion. La première est représentée par ce
petit garçon de cinq ans à qui l’été dernier
au Balaton j’ai demandé si l’enfant compagnon de son jeu
était un petit garçon ou une petite fille, et qui m’a
répondu : je l’ignore, cet enfant ne porte pas de
vêtement. L’exemple éternel de la dernière pourrait
être ce gentilhomme français qui, n’en
pénétrant pas mégarde dans la salle de bains de Madame
assise dans sa baignoire, se retire avec les mots : « oh pardon
Monsieur ! »
On ne peut pas forger une règle ni
donner un conseil. Car il existe de nombreuses publicités et
« l’avis à la population » ne se cache pas
toujours là où nous le supposons. Il peut exister des cas
où un texte lu à la radio reste confidentiel, par contre le
commérage que tu as soufflé à l’oreille d’une
dame mondaine mais indiscrète parcourt la ville en moins d'une heure. On
raconte à propos de Béla Salamon[2] qu’un jour le rédacteur
d’un petit hebdomadaire avide de sensationnel l’a tiré dans
un coin et lui a dit qu’il « savait quelque chose sur
lui ». Béla Salamon porta un regard effrayé autour de
lui, puis se mit à supplier le rédacteur : « pour
l’amour de Dieu, Ödön, tu peux
l’écrire dans ton journal, mais surtout ne raconte ça
à personne ».
Il est passablement difficile de tracer une
limite entre affaires publiques et affaires privées. Cela dépend
des cas. Si un journaliste m’interroge sur mes convictions politiques, je
lui réponds, indigné : « excusez-moi, c’est
tout de même une affaire privée ; posez-moi plutôt des
questions sur ma vie amoureuse ». D’autres peuvent penser
différemment.
Croyez-moi, ce terrain est truffé de
contradictions et de paradoxes. Ce sont surtout les amoureux qui ont besoin
d’incognito, mais que doivent-ils faire ? Il y a, ou plutôt il
y a eu des petits salons de thé à Buda, où les couples
rêveurs entraient volontiers parce que « personne n’y
allait », on pouvait rester seuls – mais peu à peu tout
le monde s’en est avisé et le « petit salon de
thé » s’est rempli comme l’île
déserte dans mon roman d’enfance Robinson Crusoé, où
à la fin on a construit un hôtel pour accueillir les
pèlerins. Une fois que la solitude devient à la mode, que Dieu
garde les pauvres pèlerins.
Car la curiosité de la foule est
quelque chose de mystérieux et d’imprévisible. Je me
rappelle qu’un jour Conrad Veidt[3] est venu visiter Budapest : au moins
dix mille personnes se sont amassées à sa descente du train,
Garde de l’Est. Je passais par là par hasard, j’ai
demandé à plus de vingt personnes, pourquoi elles étaient
venues. Chacune a répondu : « écoutez,
n’est-on pas obligé de venir voir cette foule de gens qui
accourent rien que pour un malheureux acteur ? »
Mais lui, Conrad Veidt,
était en même temps persuadé de la magie de sa personne.
Le terme incognito a été critiqué par les
"nettoyeurs de la langue", les puristes,
qui préconisent à sa place "anonymement". Moi je
verrais mieux "ostensiblement", "faisant étalage de son
rang".
En fin de compte l’histoire du petit
garçon vaut pour tous. Le garçon qui, après avoir
cassé le miroir, s’est caché dans un vieux coffre au
grenier et n’a sorti la tête qu’à huit heures du soir,
en se disant :
- Je me suis trop bien caché ou
alors on ne me cherchait même pas.
Színházi
Élet, n°9