Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Ballet indou
Ne m’agace pas, Cini[1], avec ce ballet indou, bien sûr je ne t’y
ai pas emmené et maintenant tu ne pourras plus le voir, ils ont quitté
Budapest, la princesse Menaka qui a une étoile au
front, et sa troupe. Ce n’est pas de ma faute si les affiches t’ont passionné,
et maintenant tu me rends responsable d’avoir raté le monde féerique des Mille
et une Nuits, ce monde oriental mystérieux des couleurs, des mouvements et des
sons, toute cette opulente richesse qui fait courir en ce moment notre culture
européenne dégénérée, mécaniste, dépourvue d’imagination.
Écoute, mon enfant, arrête de grogner, je
peux essayer de te raconter moi-même tout ça, ce sera mieux que rien. Ce sera
bien sûr un peu plus concis que la version d’un poète indou dans le Sakuntala[2] ou dans le Mahabharata,
mais prends en considération que je ne suis pas Firdausi[3], seulement un journaliste européen sec et
mécanisé.
Alors, tout d’abord, quand le rideau monte,
on voit un autre grand rideau noir tout au long de la scène, en soi assez
mystérieux car il peut cacher toutes sortes de choses derrière, tout comme les
exégètes des profondeurs orientales ont coutume d’expliquer les poèmes du poète
indou Rabindranath Tagore à des profanes comme
moi : « évidemment, en soi cela paraît sans intérêt, mais avec tout
ce qu’il y a derrière ! ».
Ce qu’il y a derrière, je l’ignore, mais
devant, sur la droite il y a cinq musiciens indous assis sur le sol en
tailleur, chacun manipulant un instrument de musique différent. L’un de ces
instruments ressemble à une corbeille à papiers renversée, on lui tapote la
cape, et si tu dresses bien les oreilles, tu arriveras à l’entendre. Son timbre
est celui d’une corbeille à papier renversée que l’on tapote, c’est normal, on
ne peut pas demander après tout d’une corbeille à papier de résonner comme un
piano Bösendorfer. Le second instrument est encore
plus simple et plus profondément mystérieux, en l’occurrence un seau sur lequel
se trouve un autre seau plus petit, celui que le Paderewski Indou tape des
paumes de ses mains. C’est son gagne-pain.
Les cinq musiciens sont très bruns, très
braves. Pour que tu puisses les imaginer, ils ressemblent tous les cinq à oncle
Dénes. Ils portent un maillot de chasseur et une
toque de pâtissier, mais seulement pendant le premier acte, parce que le
deuxième acte apporte la surprise d’un splendide nouveau costume. En effet, ils
ne seront plus coiffés d’une toque mais d’un mouchoir de couleur rose, non
seulement l’un d’entre eux, mais tous les cinq.
Je ne sais cela que par ouï-dire, car avec
mon cœur fatigué je n’ai pas osé risquer les excitantes nouveautés du deuxième
acte. Il faut néanmoins reconnaître que certaines scènes du premier acte
comportaient déjà d’orageuses turbulences : dans la première scène ils
tapent la corbeille à papier, dans la seconde ils tapent le seau, et dans la
troisième les deux à la fois.
Le ballet proprement dit commence en fait
dans la troisième scène. Un homme entier avance jusqu’à la rampe, il réfléchit
un peu, hoche la tête, puis il se retire, sans doute veut-il préparer avec
ménagement les nerfs du public aux excitations qui vont suivre.
Le revoilà dans la scène suivante au milieu
du décor, levant haut un bras, retournant l’autre jambe vers l’intérieur – une
sorte de fakir. Il garde cette pose pendant de longues minutes sans toutefois
se casser le cou, cela symbolise vraisemblablement la femme de Lot en train de
se transformer en statue de sel. Des vagues d’ébahissement et d’admiration
parcourent les rangs du public. Puis brusquement il lève une jambe et il
retourne l’autre bras vers l’intérieur.
La scène suivante fait encore plus dresser
les cheveux sur la tête. Arrive la grande princesse Reb Menaka elle-même, c’est le plat de résistance, le numéro
principal, l’acrobatie la plus casse-cou.
La musique fait silence.
Reb Menakem
Sakuntala Hebrababra se met, sans aucune aide
extérieure, à bouger la tête à gauche et à droite dans le même plan.
Qu’y a-t-il de spécial là-dedans ?
Essaye, et tu verras.
Tu as raison, ce n’est rien encore, mais
elle fait en même temps des grimaces avec le ventre et elle louche avec les
coudes.
Et elle porte une étoile sur le front.
De toute façon, qu’est-ce que tu connais
aux arts les plus élevés ? Ouste, va faire tes devoirs et fiche-moi la
paix, moi j’en ai vu assez hier soir.
Magyarország, 13 mars 1937