Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Le lion et la vierge des moissons

Monologue péripatétique

Si nous classifiions les siècles aussi comme les mois les signes du Zodiaque, l’observateur superficiel pourrait facilement s’imaginer que nous nous sommes retrouvés sous le signe du Lion, comme de nombreuses fois dans l’histoire connue, au temps des transhumances des peuples et à l’époque des grands conquérants. Dans ce système de classification le siècle dernier s’est probablement déroulé sous le signe de la Vierge des moissons, il a apporté du travail et des progrès, la moisson et les semis que science et bonne volonté avaient mis en terre sous nos pieds au dix-huitième siècle.

Aujourd’hui, en Europe centrale et jusqu’au sud, en Afrique, le lion, "roi des animaux" est redevenu à la mode, comme il était déjà glorifié au Moyen Âge, en la personne de Richard Cœur de Lion et jusqu’à La Fontaine, qui a donné un certain élan ironique à son désenchantement partiel pour ce fauve royal. N’oublions pas que le lion, selon nos connaissances naturalistes, est d’abord un animal européen : avant l’histoire écrite, en compagnie des rennes et des mammouths, sur les territoires de l’Espagne, l’Italie et les Balkans d’aujourd’hui c’est le lion qui était le plus répandu. C’est d’ici qu’il s’est infiltré plus tard en Afrique et en Asie, c’est notre continent qui peut être considéré comme sa patrie ancestrale. À part le lion c’est le tigre que l’on appelait dent-épée qui courait aussi en nombre dans ces régions, autre bête énorme et dangereuse, néanmoins son autorité fut quelque peu minée honteusement et fâcheusement par une question particulière, cause de la disparition de ce noble fauve : la carie dentaire.

Or l’honneur du lion est resté intact, le lion a pu être magnifié au point de devenir le symbole du tournant du siècle. Sa somptueuse crinière réapparaît dans des sculptures, des bas-reliefs, des poèmes et des discours de propagande, ainsi que des déclarations diplomatiques. Les grands Dicteurs (pour ma part, moi qui dicte souvent dans l’exercice de mon métier, je préfère utiliser ce mot modeste à la place du mot "dictateur", courant ces temps-ci) tolèrent volontiers qu’on les compare à un animal, sous réserve que cet animal soit le lion ; certains promènent dans la rue des lionceaux en guise de petit chien. Ils ne se fâchent pas, ils trouvent charmant et flatteur comme une jeune fille amoureuse, quand un admirateur et soupirant l’intitule son pigeon, sa coccinelle, alors que le pigeon comme la coccinelle sont des animaux, contrairement au superbe être humain qui, ainsi comparé, a quelque peu "descendu" dans la hiérarchie ; on pouvait donc s’attendre à ce que le lion ayant occupé son trône soit enfin nommé roi des animaux. À la place de cela nous sommes revenus au totémisme initial, à ce culte qui désignait un animal comme protecteur ancestral des tribus, tel un héros national. Nous pouvons encore nous réjouir d’avoir reconnu le lion comme totem de la tribu humaine universelle. Au siècle dernier, selon la cosmogonie de Darwin nous avons failli avoir moins de chance, sans même parler de la cigogne qui selon la croyance populaire apporte les enfants.

En idéologie, dans le sillon de Nietzsche et de Wagner (ne mentionnons pas Emerson car il a des idées quelque peu différentes) nous appelons cet état d’esprit "culte du héros", "tragédie héroïque universelle", "sens historique", nous ne connaissons pas la pénurie dans ces appellations. En Europe centrale, au sud jusqu’en Afrique, les penseurs, les poètes et les chefs de publicité se démènent pour prouver que la santé et l’ordre fertile de la nature sont revenus dans la conception selon laquelle il convient d’interpréter intensivement la lutte des êtres vivants pour la survie, de façon telle que cette lutte concerne essentiellement les différentes races de notre propre espèce. "Vivre est dangereux", a déclaré Nietzsche, et il s’avère à l’instant que ce danger n’est pas à chercher dans les tremblements de terre, inondations, bactéries, hyènes et chacals, mais principalement dans le comportement hostile de nos congénères. Ayant reconnu ce vrai danger, il est parfaitement logique que nous ayons choisi pour idéal le noble fauve qui, en interprétant littéralement la lutte pour la vie, a choisi pour but le moyen de défense connu autrefois comme le plus efficace, c’est-à-dire l’attaque, contrairement à la tortue ou au hérisson ridicules et maladroits. Le loup d’origine latine aurait pu faire l’affaire comme symbole à la place du lion, par son avantage qu’il ne fait pas d’exception, même avec sa propre espèce, par contre son nom était déjà pris pour désigner certaines maladies (lupus, gueule-de-loup, etc.), et au demeurant son aspect extérieur n’est pas aussi distingué.

Seule la sociologie générale (qui concerne également les sociétés animales et végétales) pourrait causer une petite pagaille dans cette métaphore si bien bâtie, en troublant quelque peu l’esprit du naturaliste. En effet, si la vision du monde décrite plus haut correspondait à la réalité, il en découlerait que dans le monde des êtres vivants les plus grands résultats seraient obtenus par les espèces dont le mode de vie et le comportement politique correspondent à l’idéal wagnérien et nietzschéen. Mais cela ne colle pas. Parmi nos plus proches parents, les mammifères vertébrés, les carnivores et les prédateurs occupent le territoire le plus restreint, et même ce territoire ne cesse de diminuer. C’est un fait scientifique que l’on peut prendre au sérieux, que les prédateurs sont en perdition sur la Terre, des troupeaux herbivores paisiblement paissant prennent leur place, ils ne doivent pas leur évolution avantageuse à une habileté stratégique, mais à leur habileté et leurs succès diplomatiques. À quel point il s’agit de diplomatie et non de stratégie, je peux le documenter avec cette légèreté avec laquelle nous réfutons les objections superficielles que la plante aussi est un être vivant, donc manger des plantes est également une lutte et une prédation. Ceci est tout simplement faux, car la science a reconnu depuis longtemps que la nature herbivore des animaux ne fait aucun dégât dans le monde végétal, bien au contraire, elle est utile à l’évolution des plantes et elle est la condition principale de leur propagation. Les plantes ont retourné à leur avantage les inconvénients de demeurer sur place en enveloppant leurs graines généralement indigestes dans des poches et en les faisant "transporter" dans des intestins animaux. Je me réfère à l’exemple le plus manifeste, à la symbiose réelle des arbres fruitiers avec les oiseaux, une sorte de contrat vital, ou encore aux saveurs séduisantes avec lesquelles ces arbres attachent à eux des êtres agiles, comme l’abeille butinant la fleur, pour favoriser la pollinisation, en échange contre l’impôt-miel.

Dans la chaîne de l’évolution, ces méthodes semblent préfigurer des formes de vie supérieures par rapport à l’exemple des héroïques prédateurs. Quelqu’un pourrait invoquer ici la dignité humaine – mais il reconnaîtra peut-être, même lui, que dans l’évolution spécifique de l’homme la fin de l’anthropophagie et du sacrifice humain n’ont pas représenté une rechute.

 

Pesti Napló, 23 mai 1937.

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