Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
PrÊles et dahlias
(Un goûter au jardin du professeur Manninger[1])
Venez, entrons tout
de suite dans la serre, je vous expliquerai.
Tout au long des deux couloirs de la cage
de verre, dans des cadres en bois, des alignements de feuilles, de racines, de
pousses bizarres. Au milieu apparaissent des petites flammes violettes, rouges
et bleues, autant de lampions, des fleurs miniatures exotiques rares,
solennelles.
- Vous voyez, c’est la preuve que cela
ne dépend pas du simple climat au sens brut, mais des soins et du traitement.
Cette petite graine ronde, rouge, ne se trouve qu’à deux endroits : l’un
est sur les pentes de l’Himalaya à cinq mille mètres d’altitude, et l’autre,
ici au numéro 15, rue Kuruclesi, dans mon
jardin. Celle-ci n’a pas de racines, mais elle n’en a pas besoin – je prends
cette pousse, tu la lances où tu veux, chez toi, où il y a un peu de terre, ou
tu la jettes dans un bois : elle deviendra forêt. C’est d’un pays lointain
qu’on m’a envoyé cette graine. Ici ce sont des cactées, mais vivipares – d’ici, du bout de la
feuille, part la nouvelle récolte, comme sur les îles coralliennes. Ces minces
serpents verts sinueux ? Tu as raison, nous appelons une de ses variétés
"viperiensis". – Approche-toi, regarde
celle-ci, sais-tu à qui tu as l’honneur ? Présente-lui tes hommages,
considère que c’est un spécimen de la plus ancienne aristocratie de la
végétation terrestre – dans le Gotha de la botanique sa famille est inscrite depuis
deux millions d’années, aux temps où
la température moyenne était de soixante à soixante-dix degrés, même au Pôle
Nord, mais au-dessus de zéro. Ce n’est pas une fougère, pas du tout une
fougère, c’est une prêle – ce sont ses parents qui
permettent qu’en hiver nous résistions au froid des dieux – c’était eux qui
avant le miocène avaient collecté la chaleur solaire, afin de nous la restituer
aujourd’hui sous forme de houille –
dans l’anthracite de qualité on reconnaît bien leur structure.
Nous nous promenons ensuite dans le jardin édifié au flanc de la
colline.
L’enfant illégitime à 1,20 pengoe
- Tu vois cette fleur bleue, avec au
milieu une étoile plus claire ? C’est mon enfant à moi, pour le moment
illégitime, mais il sera bientôt reconnu, j’espère, et alors il pourra porter
mon nom. Je l’ai croisé de deux variétés différentes, l’une provient de l’Asie
lointaine, l’autre pousse chez nous dans les champs. Il est mignon, ce gosse,
hein ? Il me ressemble, tu ne trouves pas ? Je veux en faire une
affaire qui marche, d’ores et déjà il est coté à un pengoe vingt. Et il y a
aussi quantité d’autres choses. Est-ce que tu vois ces pieds de vigne qui
grimpent ? C’est l’invention d’un Italien créatif – il installe une grille
de fil de fer de façon que le soleil la frappe le matin par-devant et
l’après-midi par-derrière : cela mûrit toute la journée et ils donnent dix
fois plus que les ceps ordinaires. Pour ma part, j’ai fait des essais au
radium, cela cloche encore pour le moment, la grappe en devient folle, d’abord
elle pousse grande comme un régime de bananes, mais ensuite elle tombe en
cachexie, elle n’en peut plus, elle périt brusquement, je dois en cueillir au
moins la moitié, non mûre, sinon elle casse la branche.
Des gestes rapides, énergiques, quand il
arrache les grappes superflues. Où ai-je déjà vu ces beaux gestes courageux,
vigoureux, diaboliquement précis ? Oui… dans la chirurgie : le
professeur de chirurgie Vilmos Manninger,
qui retire des viscères devenus inutiles dans un corps meurtri, à la Clinique
des Invalides de guerre, où il a conduit la majeure partie de son parcours
génial, audacieux ! Là-bas de la même façon, il a croisé, transplanté et
combiné, entre les épaves de la grande tempête guerrière, échouées entre ses
mains : sa matière de travail était le corps humain, pour lui (le
biologiste et le physiologiste ne faisaient toujours qu’un en lui) la même
chose qu’aujourd’hui la matière végétale. Aussi bien alors qu’aujourd’hui ici,
il me donnait l’impression d’être le
sculpteur de la matière organique – il façonnait des nez, des oreilles et
des visages entiers, à partir de cuisses et de bras.
Le dahlia "István Tisza"[2]
- Voici les dahlias, contemplez-les,
mais avec recueillement. J’ai reçu pour eux une belle médaille d’or au concours
de dahlias. Je dois reconnaître que ce sont de bien beaux gars – dans toutes
les nuances du rouge, du violet et du rose. Mais là, nous devons faire un arrêt
spécial. Vois-tu cette fleur ? Les fleurs de tous les autres dahlias,
comme tu peux le voir, penchent humblement leur tête stupide – celui-ci
maintient son cou droit, avec la corolle dressée. Sais-tu pourquoi ? C’est
parce que j’ai tant pollinisé et sélectionné la pousse que sa tige est devenue
aussi dure et solide. Aussi ai-je baptisé ce spécimen unique :
István Tisza. Bon, bon ! (répond le professeur aux appels de son
épouse), nous arrivons. Tu vas avoir du chocolat, de la pastèque et des
abricots, ces derniers sous forme d’eau-de-vie aussi, mélangée à de la cerise,
bien fraîche – tu n’as jamais rien bu d’aussi bon, c’est mon invention
personnelle. Si tu reviens en automne, il y aura aussi des figues et des pêches
chinoises – vois-tu ces deux arbres ? Je ne comprends pas pourquoi on ne
les fait pas pousser chez nous, les deux sont heureux et comblés dans les
collines de Buda.
Après ce goûter princier (il mérite
baisemain et une nouvelle reconnaissance dans la presse pour Madame) nous nous
accroupissons dans son petit laboratoire, pour fouiller dans les livres,
manuscrits et les tirés à part.
Nous avons déjà la clé du cancer
- Tu devras lire cela, mon cher – mais
je ne peux que te le prêter ! – Sur les vibrations interatomiques des
cellules, c’est très récent. Je vois que les sons de cloche sur les lois de
Mendel ou sur les gènes ne te sont pas étrangers – c’est la dernière nouveauté,
la profondeur record de la chimie de la vie, le maximum auquel la science est
parvenue. Moi-même, c’est dans des affaires similaires que je suis sur le
départ en Amérique pour un mois, mais cette fois il ne s’agit pas de plantes
(dans la mesure où les deux ne sont pas une et même chose) – c’est une de mes
amours anciennes, le problème du cancer, qui m’intrigue. Nous semblons tâtonner
quelque part dans le noir autour du trou de la serrure – la clé, nous l’avons
déjà. Ce n’est ni la clé des cambrioleurs, ni un passe-partout, comme l’était
le bistouri pendant plusieurs siècles. Quelque chose existe, quelque chose se
prépare. Ces drôles de cellules, tu comprends, respirent sans oxygène, elles
prolifèrent à la folie. Il faudrait pouvoir viser juste leur centre – en
chasser deux électrons, altérer les conditions… J’ai le sentiment que nous
sommes sur la dernière ligne droite. Regarde ça – tu en as entendu
parler ?
Il lève le bras, court à une étagère. Nos
deux têtes côte à côte au-dessus des livres, nous faisons penser à deux
étranges alchimistes humanistes, de l’époque de Faust, à la recherche de la
pierre philosophale, dans des alambics, au fond des cornues, dans un jardin
fleuri, au cœur de la forêt, dans les étoiles. « Habe nun ach,
Philosophie… und leider, auch Theologie…[3] » Manquerait-il encore
l’élixir ? L’élixir et Gretchen qui
fredonne doucement à côté de son rouet ?
L’élixir de la vie… Aujourd’hui nous
parlons d’hormones et de vitamines. Mais en savons-nous plus pour autant que
Faust et son disciple ?
Il saisit un livre.
- Tu n’as jamais rien vu d’aussi beau.
C’est un livre anglais, regarde ces superbes illustrations en couleurs, le
travail d’une artiste hongroise. Que dis-tu de cette belle au bois
dormant ? Envoûtante, comme une sonate de Mozart !
Son jeune regard de bohème brille, espiègle
et heureux. Quand était-ce déjà quand nos rires ont fusionné ainsi ? Oui,
je me rappelle – il pratique sur moi une petite intervention chirurgicale, il y
a seize ans de cela. De fins couteaux courent dans mon dos, sans que nous ne
cessions de bavarder – les lames des mots d’esprit raffinés se fondent en un
éclat, nous rions, nous nous comprenons.
Az Est, 18 juillet 1937.