Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Politique et
littÉrature
La rencontre étrange de Napoléon et de
Goethe a longtemps intrigué ma jeune imagination. On se souvient de la
coïncidence étonnante de l’opinion des deux hommes l’un sur l’autre – après une
audience d’une heure, c’est au même moment que Goethe a dit dans l’antichambre
« Das ist ein Mann », que Napoléon s’adressa à ses aides de camp
avec ces mots, résumant brièvement l’effet qu’avait exercé l’empereur des
poètes sur le maître de l’Europe : « Ça, c’est un
homme ! ».
Derrière la chute spectaculaire de la
scène, l’essentiel, l’entretien qu’ils ont eu ensemble, se retrouve
manifestement dans l’ombre. Pourtant celui-ci n’était pas moins intéressant et
caractéristique que la chute. Deux hommes courageux que seule l’immense
illusion de la citoyenneté du monde plaçait à un dénominateur commun, opposés
qu’ils étaient en nature et en ambition. Il est naturel qu’ils soient passés
d’emblée "in medias res" aux questions de principe de l’actualité la
plus importante et la plus brûlante et qu’ils se heurtent sur la grande
question éternelle de savoir de qui le monde a le plus besoin : du héros
de la pensée ou de celui de la volonté, des idéaux guidant l’action ou
de l’action instinctive conduisant l’idéal que, d’après Lucifer, tue la
spéculation ? L’ancien jeune officier parisien, lecteur admiratif de
Werther devenu empereur, remercia le poète pour son plaisir en quelques mots de
politesse, avant de darder directement la question à la poitrine de
Goethe : que qualifie-t-il de tâche plus décisive dans l’histoire de la
culture et de la civilisation, la mission de l’homme politique ou celle de
l’écrivain ? Goethe a pris sans hésiter, clairement, le parti du dernier,
non sur la base de la partialité bon marché du « chacun prêche pour sa
paroisse », mais par conviction raisonnée. En effet pour lui c’était une
évidence que l’œuvre d’un homme politique, quelle que soit sa grandeur dans
l’espace, ne résiste pas au temps, à l’inverse de l’œuvre d’un écrivain ;
des empires mondiaux s’écroulent plus vite sur leurs bases précaires qu’un grand
livre dont l’importance rayonne sur l’avenir.
Je n’ai pas besoin de dire que du temps de
toute ma jeunesse enthousiaste je donnais raison à Goethe et non à Napoléon,
dont c’est tout au plus le courage qui m’en imposait de s’opposer à cette
conception. Il essayait de faire comprendre à Goethe que l’homme politique
précède toujours en tout l’écrivain, dans leur relation le rôle de l’écrivain
est relatif et celui de l’homme politique est absolu : l’écrivain, dans
tout son être, avec sa vie mais aussi avec ses pensées, n’est que fonction des états que l’homme politique
provoque et crée dans le monde. (Plus tard, Marx et les matérialistes
historiques lui ont involontairement donné raison avec l’hypothèse que toute la
vie intellectuelle n’est que "Überbau", superstructure de la situation
économique du moment.)
Je ne surestime aujourd’hui non plus ni
Napoléon ni les matérialistes historiques, pas plus qu’avant, mais sur la base
d’amères expériences et de raisonnements encore plus amers qui en découlaient
je commence à comprendre mieux la position du grand "réaliste", face
à la position du grand idéaliste (les "idéologues", comme Napoléon
les appelait, dans un pluriel ironique).
En voyant les événements et en pesant les
possibilités, on devient sceptique. Mon Dieu, la littérature ! La
littérature, surtout aussi longtemps qu’elle est liée à des langues
différentes, ne dépend pas que de la région
linguistique dont le destin dépend en revanche de la politique, tout comme
le destin d’un château dimensionné pour mille ans ne dépend pas que de la
valeur des matériaux investis, mais du talent et de la volonté des hommes
politiques et des chefs de guerre sur le territoire desquels (surtout si c’est
à la frontière) a été bâti le château. Une campagne militaire peu détruire
n’importe quel château non pas mille ans mais une semaine après sa construction
et le raser au niveau du sol, si le programme du politique et du militaire a du
"succès".
Récemment dans un discours radiophonique
Goebbels a fait savoir que l’unique tâche des écrivains est de faire de la
propagande à la glorieuse politique.
Pesti
Napló, 24 juillet 1937.