Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Vie intellectuelle

"Sages de Sion" et "À l’ombre de la croix gammée", de Endre Sós

Description : Vie intellectuelle l’œuvre de Endre Sós[1], en l’occurrence ce septième volume de la série, destinée à diriger l’éclairage sur l’événement, du point de vue de la psychologie humaine comme de la psychologie de masse, est le plus instructif du vingtième siècle et de l’Europe, sur la genèse de l’atmosphère du Troisième Reich en Allemagne. Le projecteur avec lequel il éclaire est pur, puissant et fort, ne vibre pas et ne tremblote pas, n’éclate pas en un court-circuit éblouissant de "géniales visions intuitives" (qui généralement sont suivies d’obscurité), il ne pâlit pas en un "éclairage d’ambiance" sentimental. C’est une lumière calme, fiable, constante, une lampe électrique, digne du vingtième siècle, non pas "éventuellement" mais très certainement meilleure et plus fiable que ces feux et flammes et feux follets et lampions de vestales vacillants avec lesquels les siècles passés éclairaient obscurément l’obscurité.

Il ne se lance pas dans de longues explications, il illustre avec des faits. Sa vision du monde, qui délivre le courant continu de la lumière du projecteur, est ferme et sans équivoque. Deux fois deux ne font peut-être pas toujours quatre, bien qu’il exclue également toute "deuxième possibilité". L’hésitation qui comprend tout (ou plutôt qui comprend tout de travers), avec son slogan "Écoutez, il y a quand même quelque chose là-dedans", qui en fin de compte approuve et justifie la non-compréhension, n’est pas son affaire. Il s’efforce d’amener à un aveu de reconnaissance son accusé, l’esprit créateur d’un état perdu dans de fausses directions, en le traînant sur le banc de torture de la logique. Il renvoie le manque de logique et l’irrationalité au royaume de la poésie (où ils peuvent exécuter un travail créatif et productif) ; il exige aussi bien la rationalité d’un père de la constitution que l’architecture exige de l’ingénieur la connaissance des mathématiques.

Dans ce cahier également il démasque une imposture ou bien une faute logique, quasi mathématique (selon la bonne ou la mauvaise foi de l’ingénieur) dans la logique antisémite allemande, en mettant en garde la germanité honnête et confiante de bâtir l’avenir selon un tel schéma ; un bâtiment construit de la sueur amère de millions de gens s’effondrera immanquablement. Il y a aussi ce brûlot, diffusé encore de nos jours mais particulièrement aux jours de genèse du Reich, diffusé officiellement, en vue de propagande et d’incitation, faisant apparaître comme réalité et fait historique une légende selon laquelle en mille huit cent quatre-vingt-dix-sept à Bâle, des rabbins sionistes auraient tenu un synode, ou un congrès, et ils y auraient décidé en actant leur résolution dans un procès-verbal secret que, ayant préparé le règne universel de la juiverie par tous les moyens (surtout illégaux), ils fomentaient un complot et ils juraient de n’avoir de cesse qu’un roi juif de la maison de David ne soit monté sur le trône d’un état universel. Ce procès-verbal contiendrait des instructions détaillées pour tous les Juifs, ouvrant droit aux descendants du peuple élu à toute une panoplie de scélératesses.

C’est avec des moyens abondants et une solide information que Endre Sós prouve ce qu’il sentait déjà comme certain avant la preuve, sur la base d’un jugement formé avec un bon sens du style et un goût sûr, c'est-à-dire que ces procès-verbaux ne sont que des falsifications stupides et sans talent. Une canaille quelconque a dû caviarder les pensées de ce prétendu "procès-verbal" dans une satire politique parue en mille huit cent soixante-huit : cette satire ne parle même pas de Juifs, elle développe un dialogue imaginaire de Machiavel avec Montesquieu en enfer, en français, dans le but de caricaturer les conditions politiques françaises de l’époque.

Au sens vrai et noble du terme, le plus allemand des Allemands de la grande génération allemande, l’exilé Thomas Mann, dans sa récente déclaration, soucieux du destin de sa patrie, lance un appel à tous ses "contemporains européens" qui savent voir et penser en conscience, de ne pas, par indifférence criminelle ou par lâcheté, soutenir "d’un silence méprisant" (silence valant consentement !) cet "esprit" qui, partant de l’Allemagne, a déclaré la guerre à la puissance universelle de l’esprit et de la raison.

Nous connaissons la conscience de Endre Sós, nous l’acquittons de l’accusation.

Qu’il me soit permis de soulager la mienne, pour le moment d’une modeste donnée, d’un témoignage sans prétention que je joins donc à l’acte d’accusation sur l’esprit officiel allemand en train de se former et qui détruit la raison. Thomas Mann voit juste : porter témoignage dans ce procès n’est pas un droit mais un devoir.

Un petit livre allemand en images m’est tombé entre les mains, il a paru à Munich, destiné à des enfants de huit à dix ans, illustré de comptines en vers. Images et comptines instruisent les enfants "aryens" (comme on enseigne aux écoliers de façon amusante comment détruire la vermine) sur les signes qui permettent de reconnaître le Juif, comment s’en protéger, et comment le chasser du pays si possible quand il est encore petit, en l’attrapant par les oreilles et au moyen de gifles et de coups de pied. L’une des illustrations, accompagnée de la légende qui convient, représente un vieux Juif concupiscent, s’apprêtant à commettre un viol contre-nature sur une petite fille allemande.

Je recommande ce livre à l’attention de Endre Sós.

 

1937



[1] Endre Sós (1905-1969). Journaliste. Plus tard (de 1957 à 1965) : président de la communauté juive de Budapest.