Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Avion mystÉrieux[1]
Tout au long de l’été
il a excité la curiosité de la sanglante morte-saison de l’Europe, la saison
des cornichons comme on dit chez nous. Car nous sommes d’accord, n’est-ce pas,
foin de guerres et de révolutions et d’armements et tremblement de terre et
catastrophe mondiale, mais c’est tout de même la morte-saison, les vacances et
le repos de l’âme, l’illusion des escapades sans souci pour ceux qui volent à
Palm Beach, ou de là-bas à Venise, tout comme pour celui qui se rend au front
espagnol, ou qui entame son séjour pénitentiaire au frais.
Les cornichons. Un bon petit cornichon
vert, ni doux ni salé, au naturel, il est seulement à mâcher comme le pain,
seulement plus mouillé et moins nourrissant, qui l’a donc inventé comme symbole
de la culture et de la civilisation estivale ? Une invention géniale qui
qu’en ait été le père. Une sagesse auxiliaire veut que le monde féerique des
canards et des requins de Fiume[2] ou celui des monstres du Loch Ness
coïncide avec la saison des cornichons : personne n’ignore que les
cornichons doivent être accompagnés de canard rôti, à l’instar des boutons du
manteau, et non l’inverse. L’essentiel est que cela soit au pays des fées, et
que "la logique du pays des fées" se renforce en une loi ou une
conception dominante, comme dans le pays des fées de ce cher Chesterton où
pendant deux mois nous pouvons être des sages et des enfants, des descendants
dégénérés d’un ange impossible et non ceux de singes anthropoïdes, pour qu’au
lieu de pain notre pain soit le cornichon moins nourrissant, « car l’homme
ne vit pas seulement de pain mais de toute parole qui sort de la bouche de
Dieu ».
Ce "requin" anglais rappelle de
deux manières l’ange, d’une part le canard, puisque ce canard est anglais,
c'est-à-dire English, angliche[3], deuxièmement il a des ailes (s’il en
a !), donc dans le pire des cas c’est toujours un oiseau, un oiseau
humain.
Cet été les Londoniens sont souvent,
plusieurs fois par semaine, réveillés de leur sommeil paisible, par le
vrombissement d’un moteur au-dessus de leur tête. Un avion mystérieux fend la
nuit brumeuse, parfois on l’entend de près, parfois de loin, il frôle les toits
des maisons, puis son bruit se perd dans la distance respectueuse et
inaccessible à la limite de laquelle des nuages mous étouffent les sons tels le
capitonnage à la porte des bureaux des diplomates. (Je connais bien ces nuages,
je les ai côtoyés moi aussi deux ans auparavant, dans le tumulte d’une tempête
au-dessus de la Baltique.) La police aérienne de Londres, honteuse, tente de
détecter qui diable se cache derrière ce visiteur farceur. Il ne peut pas
s’agir d’un vol ordinaire, il ne répond à aucun signal, aucun appel radio, pour
s’identifier selon les conventions, au contraire, il se moque de ses
poursuivants, il les approche de près avant de leur échapper d’un saut, tel un
lézard il échappe en un éclair entre les doigts serrés qui l’agripperaient. La
bourgeoisie inquiète hoche la tête : je vous dis que c’est forcément un
espion, espion malveillant d’un pays étranger, en quête de données pour une
guerre aérienne proche, mais il faut dire qu’il le fait très habilement.
La bourgeoisie se soucie avec raison, mais
au-delà de leur âme bourgeoise c’est l’âme féerique de la nuit éthérée
Non, non restons-en à la science, la
science d’aujourd’hui a une imagination plus osée et plus admirative, nous
pouvons attendre d’elle des œuvres plus téméraires et plus merveilleuses que
les "chefs-d’œuvre" que rêve l’âme lâche, tremblante, dépourvue
d’amour-propre, misérable, servile, du poète moderne, à l’ombre des puissants
et insolents imbéciles. C’est la science qui s’est révoltée contre vous, tyrans
insolents et stupides, c’est la science qui brise la chaîne qu’on avait forgée
pour le poète, ils croyaient pouvoir l’enchaîner, la mettre sous leur joug elle
aussi – c’est la science qui hurle le verbe de l’égalité et de la liberté, le
verbe dans le ciel que les poètes ont renié et profané, pour un plat, même pas
un plat, une cuillerée à café de lentilles puantes, charançonnées.
Voulez-vous savoir ce que c’est là-haut,
dans le ciel londonien ? Moi je le sais. Je le sais non des hommes, j’ai
été averti par la vibration des ondes, en secret, ce sont des étincelles
électriques et des batteries de piles et des antennes et des lampes radio qui
me l’ont soufflé, les machines elles-mêmes que les hommes ont fabriquées et qui
sont devenues meilleures que leur créateur, l’homme. Ce n’est ni l’albatros ni
le griffon ni le vautour symbolisant l’âme du poète, c’est l’avion, oui, bel et
bien l’avion, en acier et en or et en aluminium, en matière plus trempée et
plus précieuse et plus impérissable que la chair misérable, un avion, mais qui
est meilleur et plus majestueux que tous les avions d’avant, c’est pourquoi
ceux d’avant ne peuvent ni le capturer ni l’anéantir. Car cette machine n’a
plus été construite par la main de l’homme, à sa propre image, en y insufflant
sa propre âme misérable et impuissante, sous forme de kérosène, pour que cette
machine soit dirigée comme avant par cette âme misérable – cette machine a été
construite par les machines elles-mêmes, c’est la machine des dieux qui,
dégoûtée de son créateur imparfait,
l’homme, a repris son rôle à jouer dans ce monde. Les machines se sont
concertées et ont créé la première machine créée par les machines (voir :
La Nouvelle Iliade[5]), et cette machine, ce prototype, cet Adam
de la future génération des machines, tourne maintenant là-haut au-dessus de
Londres et
Pest Napló, 1er
août 1937