Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
couleur ou noir et blanc
Notes pour l’Encyclopédie
J’ai déjà expliqué à
plusieurs reprises, en long et en large, des pieds et des mains, comme ça
venait, que la Nouvelle Encyclopédie n’a pas de méthode, c’est justement en
cela que réside sa nouveauté – c’est librement, a hoc, tirée de volée comme
diraient les chasseurs, qu’elle essaye d’atteindre la vérité au centre, la
vérité étant comme un objectif vivant, mobile, et sa nature découle précisément
de sa mobilité. Les études méthodiques de notions telles que cela fonctionnait
au dix-huitième siècle, décrivaient leur objet à grand effort, quasi
anatomiquement, en l’analysant, or pour être apte à un examen anatomique il
faut être mort – « tu as repêché autant de cadavres » - dit Lucifer
ironiquement au savant du phalanstère qui se vante en disant : « Moi
qui ai tant de fois étudié la vie. »[1]
Bien sûr, tirer un oiseau est plus
difficile qu’une cible, impossible de viser longtemps, mais à quoi bon cette
"attitude décontractée", invention de notre temps, que j’évoque également
fréquemment. Une libre association d’idées, pour la pensée conventionnelle
jaillissante – si on pense mettre dans le mille – dégringole de haut en faisant
des galipettes, il s’avère que c’était une erreur, elle n’avait pas le droit de
voler si majestueusement, on en rougit un peu, on fixe distraitement l’horizon,
dans l’espoir de trouver tôt ou tard une nouvelle proie à servir dans
l’assiette.
L’oiseau Conventions qui a jailli cette
semaine ne m’est pas apparu au-dessus de la grande forêt de la "pensée
bourgeoise", il a plongé depuis des taillis de l’art, minuscule volaille,
pour la remarquer il fallait être un fusil embusqué à la vue perçante, comme
moi : György Bálint[2], mon cher confrère qui dans une note salue
un inventeur qui a construit des lunettes contre le cinéma en couleur, afin de
pouvoir le regarder en noir et blanc comme avant. À cette occasion il
trouverait salutaire que l’on invente aussi quelque chose contre le bruit de la
radio et autres "bienfaits" de la technique.
Cette idée m’est chère, et la contredire me
paraît d’autant plus difficile qu’en tant qu’humoriste, moi-même j’ai risqué
quelques mauvaises blagues aux dépens de la rigidité et du prosaïsme de la
technique. Mais je n’ai pas souvenir d’avoir jamais moqué le progrès technique
lui-même – comme en toute chose, en technique aussi, c’est justement son
imperfection qui exerce sur moi un effet comique. Je vais donc vite décrocher
mon bon vieux fusil avec lequel j’ai déjà souvent aligné cette question.
Cette fois une certaine "conception
artistique" est le punctum saliens[3], que représente György Bálint et que j’ai
souvent rencontré et qui m’a toujours mis hors de moi – cette fureur n’est pas
un inconvénient à notre époque, il s’avère souvent qu’à notre époque, pour
avoir raison, il faut se mettre en colère.
En effet, cette "conception
artistique" se manifeste chaque fois que la technique tend à faire un
saut ; "l’artiste" proteste alors pour la défense de
"l’éternellement beau" et de "l’éternellement vrai", comme
un ambassadeur, contre l’effraction, comme si l’industrie menaçait le royaume
archaïque de ces valeurs. Le champion de l’avenir, le poète, se lève tout à
coup pour la défense du bourgeois sclérosé, qui refuse avec dégoût Fulton,
Stephenson, Edison, Lilienthal, autant de savetiers farfelus, qui embrouillent
l’œuvre de la Nature, l’unique idéal du culte de la beauté.
Naguère c’est justement à propos du cinéma
que la sensibilité de vieille demoiselle de l’esthétique a levé son index
délicat. Il était question du film muet qui s’était mis à parler, les premières
tentatives étaient arrivées, et les musiciens symphoniques ne tarissaient pas
de plaintes : C’en est fini du silence divin, l’écran va être rempli de
craquements et d’un fracas assourdissants, à quoi bon, puisque ce qui est beau
et artistique "dans la nature" c’est que c’est muet. J’insistais dans
les débats interclubs : ce "silence artistique" dont ils
prenaient la défense était justement le mieux mis en valeur par la possibilité
du son, car il est évident que ce que nous appelons silence n’est autre qu’une
pause entre deux sons – s’il n’y avait pas de sons, il n’y aurait pas de
silence non plus, autrement dit le cinéma sonore donne de nouveaux moyens
encore plus efficaces justement à l’art
qui recherche dans le silence ce qu’il a à dire. Mais j’avais beau
vouloir convaincre, ces messieurs souriaient avec condescendance, et ce n’est
pas une grande satisfaction de voir qu’aujourd’hui, accoutumés au cinéma
parlant, ce sont les mêmes qui sont les plus dégoûtés du cinéma muet primitif.
Car ils n’ont pas remarqué qu’il fallait
s’y accoutumer – que le son n’était pas le seul à se perfectionner, mais nos
oreilles aussi. Aujourd’hui ils recommencent à jouer la même comédie autour de
la couleur. « Immonde, criard, insupportable », ils font les
dégoûtés, sales gosses gâtés de parents nantis et de l’industrie du siècle, au
lieu de sauter de joie comme à l’envol du premier homme-oiseau – « ça ne
fait qu’irriter les yeux », et ils tirent encore une fois l’as d’atout :
« antiartistique, antinaturel ». Mais pour l’amour du ciel, avez-vous
un jour observé les yeux étonnés, presque effrayés, d’un nouveau-né quand il
aperçoit le monde pour la première fois ? Je vous jure, la couleur est
aussi bizarre et contre-nature pour lui qui jusque-là ne percevait que des
formes dans le giron maternel, que l’est pour vous la première pellicule en
couleurs. Mais vous, "âmes artistiques", seriez capables de lui
crever les yeux par pur ménagement, si vous compreniez que votre idole, la sacro-sainte
"nature" n’est aussi rien d’autre qu’une invention technique.
Les premières tentatives du cinéma en
couleur que j’ai vues jusqu’ici étaient déjà meilleures, plus fidèles à la
réalité, que n’étaient dans leur genre les premiers films parlants. Évidemment
il fallait y habituer les yeux, comme nous les avons habitués autrefois à la
réalité. Je suis convaincu que celui qui regarde d’un seul tenant ne serait-ce
que dix de ces nouveaux films en couleur, trouvera ensuite impossibles,
menteuses, grises, stupides, insignifiantes, les expériences ombres et
lumières, forme actuelle du cinéma avec laquelle le producteur avare, égoïste
et mesquin veut contenter le consommateur encore aujourd’hui, tout comme le
buraliste qui nous refile ses mauvaises allumettes alors que le briquet a déjà
été inventé.
Ne craignez rien pour les artistes, les
gars, l’art ne craint rien pour lui, il saute heureux sur l’occasion quand la
technique lui offre le cadeau d’un nouvel outil pour exprimer plus que ce qu’il
a pu exprimer jusque-là. L’artiste ne s’est jamais plaint quand la technique
lui offrait une lyre, un burin, un pinceau et une plume pour qu’il donne son,
forme et couleur à la musique de son âme. C’est lui également qui s’enrichira
par ce nouveau moyen. Art et science font route commune – la véritable
civilisation n’a jamais été ennemie de la vraie culture, puisqu’elle n’a jamais
eu d’autre but que de la soutenir et de la maintenir en vie.
Quant à György Bálint, je l’avertis
affectueusement que sur le bas de son poste de radio il trouvera un bouton qui
permet de couper le son si le programme est mauvais, ou s’il a envie de dormir
– ce serait dommage de jeter tout au feu. Et quant au cinéma en couleur, le
crépuscule y restera toujours gris !
Pesti Napló, 5 septembre 1937