Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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dans le tourbillon de grands nombres

Notes en marge

Oui, d’accord, mais où dois-je écrire ces notes en marge, pendant que, assis près de la radio, se déroule devant moi cette lecture du fils du vingtième siècle cherchant à se distraire, la sphère de notre Terre dont nous ouvrons les pages, les longueurs d’onde, blasés, au hasard ; tomberons-nous sur un intermezzo musical sentimental ou sur une intrigue faisant rebondir l’action – qui est-ce qui accepterait de lire consciencieusement tout ça ? Mais cela n’en vaut pas la peine, pour un livre aussi fou dont le texte varie d’un instant à l’autre.

Là-bas, autour du Pôle Sud, il reste encore un peu de place dans la marge où on pourrait inscrire des notes, mais comme je disais, cela n’en vaut pas la peine – puisque celui qui lira ce livre demain, trouvera tout autre chose sur la même page, il ne comprendra même pas de quoi je parle. Il faudra qu’il fasse confiance à mon serment solennel et ma parole sur l’honneur qu’à l’instant où j’ai écrit ces notes, le texte hurlait et chantait bel et bien ces textes-là.

Ces jours-ci le texte, à l’opposé des événements variés qui s’accumulent, rappelle quelque gris rapport statistique. Les nombres sont devenus à la mode, les plus grands nombres possible, ils prennent de nos jours la place des opinions, des moralités, ces "réflexions" en quoi les dirigeants et les analystes du monde excellaient naguère pour rendre les comptes rendus monotones plus digestes et plus plaisants. D’ailleurs plutôt les dirigeants que les analystes, car, pour les premiers il est plus important que le bilan justifie la justesse de l’orientation de leur gestion, plutôt que d’indiquer des principes.

Il en résulte une logique bizarre. Ainsi par exemple, les discours de programme politique ressemblent de plus en plus à ces tableaux récapitulatifs dont les industriels usent d’habitude pour informer les actionnaires, à la notable et moderne différence près, que le gestionnaire politique n’annonce pas l’accroissement et l’enrichissement réjouissants aux actionnaires, autrement dit aux adhérents du parti au pouvoir, mais il les annonce au consommateur qui n’a rien à voir là-dedans, qui a appris que la seule chose qui le regarde dans le monde de l’industrie c’est la qualité de la marchandise, réclame et publicité servant à lui expliquer son côté pratique, durable et utilisable. Il est vrai que ce genre de texte publicitaire, comme par exemple « tout le monde avale le laxatif de marque Pifke, prenez-en vous aussi », se trouve également dans le commerce, par-ci par-là, néanmoins un industriel honnête se tient tout de même aux méthodes classiques qui essayent de convaincre les personnes sensées une à une, des bienfaits du laxatif de marque Pifke. À l’opposé, un chef de parti moderne ne fait pas autre chose que rabâcher dans des discours publicitaires l’excellence du laxatif cérébral qu’à tel ou tel moment il a inventé ou breveté, et qui de toute évidence va se répandre encore davantage, vous avez donc un besoin urgent de vous en procurer vous aussi, parce que bientôt vous ne trouverez rien d’autre sur le marché, la concurrence disparaîtra, et vous risqueriez de rester sans laxatif cérébral. La plupart des discours de propagande commencent par la phrase : « l’Idée que nous avons lancée à tel ou tel moment, et qu’alors nous n’étions que deux, moi et Sepperl, à connaître, a été rejointe depuis lors par vingt  mille, cinquante mille, cent mille, cent millions de camarades (ici apparaissent des nombres très précis et très grands), chacun peut se rendre compte que le monde sera bientôt à nous et que nous briserons toute résistance. » Bien sûr, les nombres sont une chose sérieuse, mais l’expérience montre que plus les nombres sont grands, plus silencieuse sera la question obstinée et têtue qui cherche à savoir de quoi il s’agit, et ne se contentera pas de savoir combien sont les personnes qui en parlent – si douce et si silencieuse qu’il ne vaut vraiment plus la peine de s’en préoccuper.

Bon, d’accord, j’entends votre chut et je vois le geste de votre main, Monsieur Pifke – le fait que tant de gens s’y soient reconnus prouve qu’il s’agit d’une chose bonne, d’une chose juste – après tout, l’humanité n’est pas l’ennemie de son propre bonheur, et ce qui est bon pour la plupart, doit être objectivement le meilleur. Si au moins on pouvait faire foi à ce simple argument ! Hélas, l’histoire démontre qu’on ne le peut pas. Eh non, et c’est pourquoi déjà à l’âge de vingt ans j’ai accueilli avec une réserve douloureuse la fameuse phrase du sage monsieur Keszler, avec laquelle il a sanctionné une pièce de théâtre à grand succès mais qui lui déplaisait : « Die ganze Welt ist doch nicht meshügge.[1] » Eh oui, hélas, il y a eu depuis une petite guerre mondiale dont les survivants (y compris d’ailleurs des dirigeants d’aujourd’hui) reconnaissent volontiers qu’en ce temps-là le monde entier était un peu marteau. Et à quelle rapidité il l’était devenu, quasiment en quelques instants ! Ceux qui se souviennent de ces instants perdent l’habitude de justifier la justesse d’un idéal par des "succès de masse", même s’ils ont été les auteurs de cet idéal.

La contradiction est évidente, mais la contradiction ne constitue un cas insoluble que pour celui qui est incapable de se concentrer cinq minutes sur sa propre pensée. Les rares qui sont capables d’une telle modeste opération, voient clairement qu’il ne s’agit que d’une fausse contradiction, d’un paradoxe, et ils en ont assez de l’expliquer au profane. Ils en ont assez d’expliquer qu’un trouble momentané d’esprit, par la nature de notre âme individuelle et de masse, n’est pas directement proportionnel à la croissance de l’âme individuelle mais à celle de l’âme de masse, semblablement aux épidémies dont la surface d’attaque est plus grande si plus de personnes sont atteintes. Et par conséquent pour décider si un noyau d’idéal, un virus d’idéal, doit être considéré comme un sérum guérisseur ou un dangereux pathogène, on ne doit pas se baser sur la vitesse de son extension, mais on doit l’étudier in vitro, dans un sol nourrissant, préparé à cette fin.

In vitro, dans son propre milieu, dans le laboratoire fermé de la raison humaine individuelle, entre  les parois des crânes – il n’y a pas d’autre possibilité expérimentale, ô vous grands expérimentateurs, introducteurs de nouveaux articles, industriels, organisateurs, "hommes d’action", "représentants de volontés des masses" – il n’y en a pas d’autre – vous avez beau connaître les tenants et aboutissants du négoce et des affaires, à la fin vous devrez vous résigner à interroger le modeste et taciturne ingénieur chimiste quelque part dans un coin de l’usine sur ce qui a pu se passer, où est-ce que ça clochait pour que tout le stock ait explosé – que la tour ait sauté aussi, avec la poudre à canon que vous avez entassée.

Et de nouveau et une fois de plus il se contentera de vous dire, étonné, modeste, haussant les épaules – excusez-moi, Monsieur le Directeur Général, excusez-moi, Monsieur le Directeur de l’Usine, excusez-moi, Monsieur le Directeur de la Publicité, excusez-moi, Monsieur le Professeur d’Université en mathématiques supérieures – vous avez peut-être oublié ce qu’on enseigne au jardin d’enfants, c'est-à-dire que dans le cas spécial de l’homme ce n’est pas l’instinct, mais c’est le raisonnement de l’individu qui donne orientation à la vie de l’espèce – donc, ce n’est pas celui qui représente l’instinct, mais celui qui représente la raison qui est apte à diriger, en particulier, des masses humaines. Formulé mathématiquement ceci signifie que nous nous mettons à plusieurs pour effectuer un travail physique, car plus nombreux nous portons les briques, plus facilement et plus rapidement se construira la maison – nous effectuons en revanche le travail intellectuel chacun séparément, car un calcul arithmétique n’est pas plus vite fait par cent personnes que par une.

En langage mathématique plus populaire – il est vrai qu’un fou en fait cent car la folie est contagieuse, en revanche et par bonheur (et c’est pourquoi, après toutes les folies, l’humanité abandonnée par l’instinct de l’espèce survit tout de même en ce monde) un sage en fait mille une fois que la folie s’est suffisamment défoulée, en ce même monde.

 

Pest Napló, 3 octobre 1937

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[1] Le monde entier n’est tout de même pas devenu fou.