Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
le grand styliste
(In memoriam
Dezső Kosztolányi)
I.
écouter le chapitre I. en hongrois
e n’est pas un
pur hasard si, en cherchant mon premier écrit sur Kosztolányi dans Nyugat, je le retrouve dans le volume de 1910, voilà plus
d’un quart de siècle. Kosztolányi avait donc 25 ans dans l’année de son
aboutissement et de son envol (dans la littérature hongroise ces deux
coïncident), lorsque, avec "Les plaintes d’un petit enfant[1]", il est devenu d’un coup populaire
et reconnu : poète chéri d’un public choisi et une des figures de proue
quasiment désignée de l’Académie non cotée alors, mais faisant seule référence,
responsable de la nouvelle littérature révolutionnaire hongroise, un parmi
quatre ou cinq.
Je relis mon texte d’il y a vingt-cinq ans
et j’y découvre une de mes études balbutiantes. J’y admire avec envie et en
même temps indulgence la force de la jeunesse, mais aussi j’y déplore la
faiblesse de la jeunesse : à quel point étaient plus fermes ces gestes
impulsifs du tâtonnement dans le noir qu’aujourd’hui ce bras tendu sûrement
mais mollement là où voient nos yeux – oui, chaque âge a ses avantages et ses
inconvénients, Dieu ne tolère aucune autre perfection que lui-même. Autant de
notions brumeuses, obscures, dont j’avais forgé les principes solennels de
"ma constatation critique" : poésie à thèse, un non-sens. Je
fais ressortir sa personnalité de la continuité de la poésie, je la distingue
de ses pairs apparents : « Il donne une autre interprétation que ses
confrères à la simplicité (ai-je écrit), ce poète n’abuse pas de l’intimité débraillée.
Cet art dépasse les objectifs de cette école aujourd’hui décadente qui exposait
côte à côte des couleurs et des antinomies pour le plaisir gratuit d’enrichir
la palette. » En même temps, en l’extrayant des cases esthétiques
habituelles, je le classe aussitôt dans une case choisie par moi-même : je
le qualifie de poète spirituel et métaphysique transcendant. Aujourd’hui enfin
je déclare concisément que « Kosztolányi est le premier et le plus grand
poète symboliste du jour. » J’ai recours à ses poèmes d’une part pour
clamer à travers eux la suprématie d’une vision intuitive artistique du monde,
et, d’autre part, pour tenter de prouver que c’est nous, poètes, qui sommes les
véritables experts des sciences exactes, et non Jacques Loeb[2] et
Einstein (ce qu’au moins la psychologie nous a crus pour un temps au moins).
« Nous sommes ceux – criais-je avec pathos – qui considérons la poésie
comme l’alchimie de la science à venir ». En tout cas, dans les poèmes de
ce poète de vingt-cinq ans, je sens ressortir une vision du monde globale et
universelle, ce qui ne m’empêche nullement de le qualifier d’épigone de
l’enfant revenu du chaos de l’au-delà : « Nous sommes les épigones de
nous-mêmes, les héritiers de cet adolescent de douze ans qui enseignait les
sages au temple ». Manifestement je suis moi-même truffé de
contradictions, mais je ne tolère pas
II.
écouter le chapitre II. en hongrois
« Les épigones de nous-mêmes. »
Elle est intéressante, cette expression minaudière, spleenétique, masochiste et
coquette, sous la plume d’un sage de vingt-deux ans, elle continue de résonner
en moi, elle ne se laisse pas oublier. Que l’enfant à naître apporte avec lui
le chaos du royaume infini du temps et de l’espace, que « le noyau de
cette découverte soit habillé de chiffons de nuages, qu’il soit le résidu de
nuées cosmiques » évoque aujourd’hui en moi une idée d’exagération. Cela
n’empêche qu’il subsiste une part de vérité là-dedans, qu’en ce qui concerne
l’évolution, apparemment même dans l’art, à l’instar des métiers ou des
sciences, cette évolution représente en effet un rétrécissement, ou disons une
spécialisation plutôt qu’un élargissement de l’intérêt de l’intellect
individuel (et non de toute une tendance ou d’une école). Comme si notre âme aussi
suivait organiquement les principes pédagogiques de Pestalozzi[3] : elle est d’abord l’école
élémentaire d’une vue d’abord opaque, mais globale, ensuite elle est l’école
secondaire déjà divisée en matières, mais pas encore exigeante dans ses choix,
avant de devenir à la fin une faculté universitaire conforme à nos capacités et
inclinations spécifiques. Que Kosztolányi, en tant qu’épigone, ou plutôt le
spécialiste du Kosztolányi de vingt-cinq ans, soit devenu le professeur
universitaire de son propre art, est attesté non seulement pas ses disciples
bénévoles et contraints, mais aussi c’est l’effort du maître véritable de son
métier d’échanger de plus en plus souvent la chaire contre le laboratoire, de
se retirer dans son atelier où il est attendu par un bonheur plus grand que la
vocation de tout instituteur, professeur, voire prophète : continuer
d’apprendre auprès du Plus Grand Maître, le censeur et éducateur supérieur
ayant cent fois moqué toutes les théories, la vie et l’expérience elles-mêmes,
posant chaque fois de nouvelles questions d’examen, la mère de tous les
métiers, que nous, artisans, appelons aussi par le nom évoquant l’idée de notre
mère : la matière.
L’âme de la matière. C’est ainsi que la
matière est devenue l’âme et l’étude principale du maniement de la matière
brute (moyens de la langue et des formes, de l’expression et de la
communication). L’importance de l’objet (thème, pensées, passions, univers
sentimental et intellectuel) ne diminue pas dans cette étude, comme le croient
et le prétendent les adeptes et les ennemis du formalisme, aussi superficiels
les uns que les autres : il ne s’agit pas ici que mon écrit soit
indifférent et seul compterait ma façon de l’écrire – il s’agit précisément (et
au contraire) que lorsque je possède parfaitement l’art d’écrire et l’art de
voir, plus rien qui me tombe entre les mains ne m’indiffère. Cette capacité
développée ne rétrécit pas "les grandes choses" et n’agrandit pas
"les petites choses", par rapport à l’œil ordinaire – elle les
agrandit et les rattache à la considération universelle des choses, à la
réalité où les grandes choses et les petites choses ne sont pas comparées par
l’échelle de nos yeux servant nos intérêts vitaux ; ce qui pèse, trie,
compare et distingue entre les tenants et aboutissants proches ou éloignés,
c’est le libre envol de l’instinct artistique. À ce degré du savoir écrire, ce
qui apparaît n’est pas, comme l’imagine le profane, si l’on a ou non de
l’imagination, si « l’on peut comprimer autant dans un hanneton que
d’autres dans un éléphant », mais ce qui apparaît c’est que le
perfectionnement et l’affinage de l’instrument en sont arrivés à un point où
ils sont désormais capables de mesurer un modeste tiers du monde infini, dans
quelle mesure un hanneton est plus car plus complexe qu’un éléphant, dans
quelle mesure une montre-bracelet grande comme une lentille est plus grande
qu’une horloge du clocher. C’est ainsi que la phrase de Madách si souvent citée
se retourne et devient l’autre extrême d’elle-même : « La perfection
suprême de l’art est de se cacher si bien qu’on ne le voit plus » - c’est
ainsi que nous découvrons que cette thèse ne concerne que les genres dits
"monumentaux". Dans les genres de Kosztolányi c’est l’objet, le thème
qui doit se cacher derrière l’art de la forme sans cesse brillante, sans faute
et inépuisablement plaisante. Et ces deux ne sont tout de même qu’un, la
reconnaissance de la possibilité d’une beauté formelle indépendante ne me
contraint pas à renier ma loi selon laquelle, le plus haut degré du style est celui
où entre forme et contenu, entre le sujet et l’expression de celui-ci, il n’y a
pas de différence quantitative et guère de différence qualitative – et qu’il en
est ainsi, c’est justement de Kosztolányi que l’a appris celui qui n’a jamais
été tenté par son envie de jouer à la linguistique, jamais tenté de diluer ses
phrases classiquement denses par des "beautés stylistiques" autonomes
au détriment de la fidélité de l’image, à l’instar de toute une série de génies
rénovateurs embourbés dans le style savoureux bien hongrois, empanaché,
chamarré, passementé, aux motifs de Kalotaszeg[4] ou de Transylvanie. Ces derniers prennent
pour louange et sont même carrément fiers, ressentent comme preuve de leur
"personnalité d’écrivain", si l’on constate que ce qu’ils écrivent
est un réservoir de beautés linguistiques "intraduisibles" dans les
langues étrangères. Kosztolányi, de même que tous les grands maîtres du style,
est aisément traduisible, car en fin de compte il ne parlait que la version
hongroise la plus belle des notions communes à toutes les langues, et non le
charivari anarchique des mots sauvagement détachés des notions. Il est vrai que
lui-même a affirmé dans un article (que je désapprouvais dans ses vues) qu’un
écrivain sincère avec lui-même doit avouer la curieuse interaction entre mots
et pensées, voire mots et principes, mots et convictions : que ce n’est
pas seulement la grande découverte qui inspire les mots superbes et choisis, un
tri verbal par l’oreille et le palais peut produire aussi de nouvelles découvertes
linguistiques, et l’art doit se contenter du rôle par lequel de cette façon il
est seulement collaborateur et non juge d’une vie capricieuse de création. Bien
que son aveu ne soit pas en contradiction avec la description que j’ai donnée
de lui plus haut, il est tout de même apte à faire un pas plus loin, et nous
devons nous mettre à examiner les méthodes de travail de sa technique
artistique.
L’âme d’un poème. C’est dans la poésie que se
justifie le plus superbement l’autoanalyse de Kosztolányi. Dans la poésie tout
dépend inexorablement des mots, même de la valeur phonétique indépendante du
signifié, du contenu le plus sensuel des mots des rimes et des rythmes :
il serait aventureux de prouver que le moyen le plus sûr de produire
"vérités", "profondeurs", "prophéties",
"découvertes" serait de nous confier à des mots qui par hasard se
terminent par la même syllabe. De cette façon nous serions contraints de
reconnaître qu’il n’existe pas de poésie "profonde" et
"authentique" et "visionnaire", il n’existe que la belle
poésie, s’il n’existait pas une sorte de prémonition étrange et précisément
dans le poète, et précisément sous le feu de l’inspiration, qui souffle que ce
n’est pas par hasard que ces deux mots se terminent de la même façon, elle
souffle que quelque part, dans le sol archaïque commun des notions et des mots
ils sont liés par une racine commune, que (en citant un de mes essais
poétiques) « ces deux mots se sont rencontrés dans mon oreille, mais après
les présentations il s’est avéré qu’ils se connaissaient déjà dans mon
cerveau ». Je ne vais pas plus loin ici, j’objecte à cette conception ma
propre traduction littéraire, le miracle qu’un bon artiste transplante à chaque pas : pour une
pensée originale construite sur des formes nous pouvons toujours trouver
d’autres formes dans notre propre langue pour exprimer la même pensée avec une
fidélité parfaite.
III.
écouter le chapitre III. en hongrois
Sur la route conduisant vers la
représentation pure, donc la tâche la plus artistique, extrayant du brouillard
"cosmique" des poèmes lyriques de source inconnue, les chemins
sinueux mènent tout de même à travers la vie, les luttes physiques et
intellectuelles : la matière presque aérienne, sans modèle possible, du
poème ne "se sublime" pas, comme certains autres éléments rares, ne
passe pas de l’état gazeux directement à l’état solide (et inversement), qu’on
le veuille ou non, il faut se frayer un chemin à travers l’état liquide des
pensées, jugements, corrélations, mots condensés en gouttes de problèmes et de
dilemmes, forçant à prendre position. "L’instrument de musique" de la
langue ne s’est pas encore différencié au point que j’ai rêvé dans Farémido de façon à pouvoir exprimer par des sonorités
pures le monde du cœur et des nerfs, ainsi que celui de la raison combinée avec
des bruits purs ; les deux chantent et tambourinent dedans ensemble, comme
dans "le chaudron fêlé" de Flaubert[5], ou comme dans un instrument de jazz
contemporain. Si Kosztolányi naît compositeur de musique, il ne compose
certainement pas ce qu’on appelle de la musique à programme, qui, en dehors des
effets sonores, a aussi "quelque chose à dire", et s’il devient
peintre, manifestement rien ne lui est plus étranger que les tableaux
historiques ou les scènes de genre. Mais il était écrivain et qui plus est,
journaliste, et il exerçait les deux professions avec enthousiasme, le
rédacteur et l’éditeur commercent avec beaucoup de genres littéraires et
l’artiste s’adonne à son travail avec passion ; son ambition, sa bravoure
sont chatouillées et excitées par les nouvelles de piètre qualité, les études,
les mauvais articles voire éditoriaux qu’il lit : il faut leur montrer la
façon de bien faire les choses. C’est dans ces petits genres
"liquides" que nous avons trouvé le plus de plaisir dans l’art
stylistique virtuose et expert de Kosztolányi, lorsque son magnifique goût
tranchant s’en sortait victorieux d’une bataille contre un sujet ne
correspondant pas à son goût. Lorsqu’il abattait vraiment en vol une
"question" lancée par lui-même ou par d’autres (en effet, n’oublions
pas les questionnaires et les enquêtes !), or il fallait un œil très
exercé depuis le bord du champ de tir pour observer dans ses courtes phrases
flamboyantes sa méthode d’associations d’idées. Cette méthode n’associe pas
directement des idées à d’autres idées, elle y intercale une image éclair entre
les deux, et atteint par là même une plasticité surprenante, à la manière d’une
projection superposée. C’est le noyau de pensée qui entre dans la chaîne, il
n’attend pas que ce noyau mûrisse difficilement en fruit de pensées, en un
stock laborieux de nouveaux noyaux de pensée, afin de recommencer le cercle
millénaire, éternel, des spéculations – il prend en flagrant délit le cours de
la vie à l’instant même où sa fleur, la belle parole multicolore, éclôt :
il arrache et pique cette fleur-là en guise de conclusion. Car il se connaît
bien, il sait parfaitement que lorsqu’il tombe sur des vérités irréfutables,
des découvertes éclairantes, ce n’est pas sur cette voie, dans le labyrinthe
des spéculations que le guette le grand instant, mais dehors, quelque part à
l’air libre, à la lumière des éclairs de l’intuition.
Ici dans son royaume, dans l’une des plus
pures et plus belles proses dont Kosztolányi a fait cadeau à la littérature
hongroise. C’est dans ses romans que sa prose s’accomplit le plus pleinement.
Une prose flexible et d’acier – souple et pourtant dure comme une lame de
Tolède, chef-d’œuvre du goût le plus exigeant, sa beauté est assurée par une
harmonie parfaite des vertus d’écriture positives et négatives, une heureuse
proportion de mots explicités et non explicités, la mesure la plus affirmée,
toisée de la main la plus sûre, équilibres, économie : en athlétisme cela
rappelle surtout les performances qui remportent le premier prix grâce à une
parfaite exécution. Une prose originale et personnelle, sans la moindre trace
d’un culte de la personnalité de l’écrivain, aisément imitable dans ses
apparences (c’est de Kosztolányi que j’ai écrit une de mes meilleures
caricatures), sans que le falsificateur arrive jamais à révéler le secret de
l’alliage. Kosztolányi est seul avec cette prose, mais sans revêtir la pose
d’un ermite : au-delà de culture et d’érudition, dans chacun de ses mots
rayonne
Je sens qu’il travaillait avec jouissance,
comme le peintre qui aime aussi l’odeur de la peinture, pas seulement sa
couleur. Autrefois, dans notre jeunesse, je l’ai souvent observé en train
d’écrire : tirant de grandes bouffées de ses cigarettes, il travaillait
vite mais sans hâte – il prolongeait le plaisir, il biffait un mot cinq ou six
fois, non pour corriger une erreur, mais parce qu’à la place d’un terme bon il
en trouvait un encore meilleur : il tire une grosse bouffée, il sourit, il
se penche verticalement ou latéralement au-dessus de la phrase biffée, ou il
griffonne, à un rythme vertigineux, sur une autre feuille, sa mince bande
allongée d’encre verte, son manuscrit rappelle les esquisses embrouillées des
graphistes, il n’épargne pas le papier, pourtant il sait exactement combien
digère une monotype, à combien se montent les doses qu’elle demande. En face,
assis derrière l’autre bureau de la rédaction, combien de fois ai-je levé les
yeux sur lui ? Désespéré et déconcerté, entre deux de mes lignes
régulières, dosées en nombre égal pour chaque fiche, j’observais sans qu’il le
sache sa tête boudeuse de clown, son haut col "d’élève dessinateur modéliste",
ainsi que la ficelle noire désespérante qu’il portait en guise de cravate (et
qu’il a appelé dans un de ses poèmes "mince filet d’encre") – et
j’attendais qu’il se lève, qu’il fasse un pas en arrière de son bureau et que,
la tête tournée sur le côté, il regarde de loin la phrase mise sur le papier,
comme les peintres sautent en arrière après un trait de leur pinceau, jouissant
à la fois de la création et du plaisir de la création.
IV.
écouter le chapitre IV. en hongrois
Mais la matière est subtilement rusée, elle
joue souvent des tours à celui qui est aveuglément amoureux d’elle comme
Kosztolányi. Notre mère a aussi été femme et épouse jadis, et la femme aime
parfois badiner avec son enfant ravi, elle le fait marcher, elle le taquine. En
particulier dans notre misérable métier où nous créons nous-mêmes jusqu’aux
briques de construction, la matière brute de la matière, si vous me permettez
l’expression, les mots, à l’instar des peintres médiévaux qui mixaient les
couleurs. J’ai la ferme impression que Kosztolányi a par deux fois été leurré
par le défoulement de l’ivresse de la matière et du mixage de la matière :
l’un des deux cas a été son aventure avec les traductions littéraires. Il y a
quelque chose de vrai dans la plainte mal exprimée des profanes, prétendant que
son "Anthologie des Poètes Étrangers" très populaire contient en
réalité des poèmes de Kosztolányi : elle manque de transmettre cet
exotisme rare et raffiné, censé transporter l’arôme spécifique de la poésie
anglaise et française, chinoise et japonaise, dans le vin de la langue
hongroise. En cours de traduction, Kosztolányi fut à tel point ébloui par la
multitude de richesses offertes par sa langue maternelle, que la monotonie de
la langue étrangère, lointaine, tournait au gris dans cet étincellement,
faisant apparaître une fausse idée de la pauvreté des poésies étrangères. Il
essayait ensuite de remédier dans sa traduction à cette fausse pauvreté,
souvent il embellissait et rapiéçait justement là où c’était parfaitement
inutile, car la traduction servile et conventionnelle des mots aurait mieux
convenu. Le résultat est quelque chose de nouveau et d’original, précisément
dans un genre où nouveauté et originalité ne sont pas permises. Les traductions
littéraires puritaines, prudentes, calvinistes de János Arany sont mieux
crédibles que ses traductions emphatiques, au faste catholique.
L’autre cas est son roman, peut-être le
plus beau, en tout cas le plus efficace et le plus populaire (traduit en de
multiples langues), "Anna la douce"[6], que récemment j’ai relu avec un immense
plaisir. J’eus beau la mettre sous la loupe, cette œuvre est absolument sans
faute, avec toutes les qualités qui la composent et avec tout ce qui n’y est
pas : tout le bric-à-brac que chemin faisant ramasserait un écrivain moyen
dans la même problématique et enfournerait inexorablement dans son roman. (Je
me refuse à citer des exemples.) Une progression parfaitement dramatique de
l’intrigue, un arrière-plan psychologique magistralement dosé, et au-delà de
ces vertus exemplaires, le plus important : une fraîcheur parfumée quasi
enivrante dans la représentation de l’environnement et des personnages, telle
que brusquement je ne pourrais la comparer à rien. Et pourtant, en le pesant et
le relisant, en m’y réattaquant, en dégustant et digérant cette prise royale,
je me demande pourquoi ne se manifeste pas ici cet arrière-goût angoissant,
profond, assourdissant et captivant qui remplit le lecteur d’angoisse et de repentir
plus vécu que le vécu, après la lecture des grands romans de meurtres tels
l’histoire de Raskolnikov ou même
V.
écouter le chapitre V. en hongrois
Car tout de même, il n’est pas seulement
artiste… ce grand artiste, dans son grand amour païen pour la matière,
proclamait en vain de lui-même que sa vie, son travail, son influence ne représentent
rien d’autre, rien de plus, dans le défilé des vies et des destins et des
paraboles, qu’un artisanat en lutte contre sa matière, un rythme mesuré entre
les césures de la naissance et de la mort. Pendant que je parcours ces lignes,
deux bizarreries me sautent aux yeux. L’une est de constater que parfois
j’imite sa voix, j’utilise des images à la Kosztolányi, tel un dessinateur qui,
dans son empressement, mime l’expression du visage de son modèle qu’il veut
fixer, par des grimaces involontaires. L’autre…
L’autre est que je me trouve moi-même sur
ce dessin, partial et objectif, attiré et opposé, soulignant et biffant,
applaudissant et contredisant, afin de m’imposer à une âme désormais libérée et
afin d’adapter sa vision à
« Je ne m’apaise jamais, quoi que vous
disiez :
L’homme est sacré… »
VI.
écouter le chapitre VI. en hongrois
Mais vraiment, quelle injustice… On est
nommé, on est décoré de la plus haute distinction, plus haute que celle de
baron ou de prince, par la désignation et cette épithète : jeune. Nous
nous habituons à cette distinction, puis un jour, sans aucune raison, on nous
la retire.
Bande de crétins.
Moi je te restitue par la présente,
solennellement et gratis, au-delà de la mort, ton rang, ta distinction, cher et
excellent jeune homme de vingt-cinq ans, cent ans, mille ans, cher
Dezső Kosztolányi. Tu n’as pas vingt-cinq ans, tu n’es ni vieux ni
jeune, tu n’es ni vivant ni mort, tu es une âme, un artiste, tu as l’âge de la
civilisation humaine sur cette terre.
A Toll, n° 2 1937
[1] Recueil de poèmes paru en 1910.
[2] Jacques Loeb (1859-1924). Biologiste américain d’origine allemande.
[3] Johann Heinrich Pestalozzi (1746-1827). Pédagogue suisse, fondateur de la pédagogie moderne.
[4] Village, haut lieu du folklore populaire hongrois.
[5] « La parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles. » Citation extraite de "Madame Bovary.
[6] En Français aux Éditions Viviane Hamy.
[7] Roman de Théodore Dreiser (1871-1945). Écrivain américain.
[8] Allusion à la nouvelle de Karinthy : "Rencontre avec un jeune homme".
[9] Héros récurrent des nouvelles de Kosztolányi, qui le représente en fait lui-même.
[10] Célèbre poème lyrique de Kosztolányi.