Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

le grand styliste

(In memoriam Dezső Kosztolányi)

 

I.

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Description : Grand styliste le n’est pas un pur hasard si, en cherchant mon premier écrit sur Kosztolányi dans Nyugat, je le retrouve dans le volume de 1910, voilà plus d’un quart de siècle. Kosztolányi avait donc 25 ans dans l’année de son aboutissement et de son envol (dans la littérature hongroise ces deux coïncident), lorsque, avec "Les plaintes d’un petit enfant[1]", il est devenu d’un coup populaire et reconnu : poète chéri d’un public choisi et une des figures de proue quasiment désignée de l’Académie non cotée alors, mais faisant seule référence, responsable de la nouvelle littérature révolutionnaire hongroise, un parmi quatre ou cinq.

Je relis mon texte d’il y a vingt-cinq ans et j’y découvre une de mes études balbutiantes. J’y admire avec envie et en même temps indulgence la force de la jeunesse, mais aussi j’y déplore la faiblesse de la jeunesse : à quel point étaient plus fermes ces gestes impulsifs du tâtonnement dans le noir qu’aujourd’hui ce bras tendu sûrement mais mollement là où voient nos yeux – oui, chaque âge a ses avantages et ses inconvénients, Dieu ne tolère aucune autre perfection que lui-même. Autant de notions brumeuses, obscures, dont j’avais forgé les principes solennels de "ma constatation critique" : poésie à thèse, un non-sens. Je fais ressortir sa personnalité de la continuité de la poésie, je la distingue de ses pairs apparents : « Il donne une autre interprétation que ses confrères à la simplicité (ai-je écrit), ce poète n’abuse pas de l’intimité débraillée. Cet art dépasse les objectifs de cette école aujourd’hui décadente qui exposait côte à côte des couleurs et des antinomies pour le plaisir gratuit d’enrichir la palette. » En même temps, en l’extrayant des cases esthétiques habituelles, je le classe aussitôt dans une case choisie par moi-même : je le qualifie de poète spirituel et métaphysique transcendant. Aujourd’hui enfin je déclare concisément que « Kosztolányi est le premier et le plus grand poète symboliste du jour. » J’ai recours à ses poèmes d’une part pour clamer à travers eux la suprématie d’une vision intuitive artistique du monde, et, d’autre part, pour tenter de prouver que c’est nous, poètes, qui sommes les véritables experts des sciences exactes, et non Jacques Loeb[2]  et Einstein (ce qu’au moins la psychologie nous a crus pour un temps au moins). « Nous sommes ceux – criais-je avec pathos – qui considérons la poésie comme l’alchimie de la science à venir ». En tout cas, dans les poèmes de ce poète de vingt-cinq ans, je sens ressortir une vision du monde globale et universelle, ce qui ne m’empêche nullement de le qualifier d’épigone de l’enfant revenu du chaos de l’au-delà : « Nous sommes les épigones de nous-mêmes, les héritiers de cet adolescent de douze ans qui enseignait les sages au temple ». Manifestement je suis moi-même truffé de contradictions, mais je ne tolère pas la contradiction. Ne l’oublions pas : la philosophie hégélienne était plus près de nous d’un quart de siècle, et ces confrontations "téméraires" qui provoquent aujourd’hui l’idée de cet amphigouri, jouaient alors le même rôle dans l’amour-propre, l’imagination et la vocation des jeunes poètes et critiques, que la conviction ferme des jeunes d’aujourd’hui que c’est d’eux que le monde attend sa rédemption d’une part politique et économique, d’autre part morale et culturelle. Pourtant, au-delà de cet amphigouri, grâce à l’instinct aveugle de la jeunesse j’avais réussi à guider mon étude dans le havre d’une belle phrase acceptable : « Nous sommes corps et âme et nous n’avons aucune raison de craindre la mort ».

 

II.

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« Les épigones de nous-mêmes. » Elle est intéressante, cette expression minaudière, spleenétique, masochiste et coquette, sous la plume d’un sage de vingt-deux ans, elle continue de résonner en moi, elle ne se laisse pas oublier. Que l’enfant à naître apporte avec lui le chaos du royaume infini du temps et de l’espace, que « le noyau de cette découverte soit habillé de chiffons de nuages, qu’il soit le résidu de nuées cosmiques » évoque aujourd’hui en moi une idée d’exagération. Cela n’empêche qu’il subsiste une part de vérité là-dedans, qu’en ce qui concerne l’évolution, apparemment même dans l’art, à l’instar des métiers ou des sciences, cette évolution représente en effet un rétrécissement, ou disons une spécialisation plutôt qu’un élargissement de l’intérêt de l’intellect individuel (et non de toute une tendance ou d’une école). Comme si notre âme aussi suivait organiquement les principes pédagogiques de Pestalozzi[3] : elle est d’abord l’école élémentaire d’une vue d’abord opaque, mais globale, ensuite elle est l’école secondaire déjà divisée en matières, mais pas encore exigeante dans ses choix, avant de devenir à la fin une faculté universitaire conforme à nos capacités et inclinations spécifiques. Que Kosztolányi, en tant qu’épigone, ou plutôt le spécialiste du Kosztolányi de vingt-cinq ans, soit devenu le professeur universitaire de son propre art, est attesté non seulement pas ses disciples bénévoles et contraints, mais aussi c’est l’effort du maître véritable de son métier d’échanger de plus en plus souvent la chaire contre le laboratoire, de se retirer dans son atelier où il est attendu par un bonheur plus grand que la vocation de tout instituteur, professeur, voire prophète : continuer d’apprendre auprès du Plus Grand Maître, le censeur et éducateur supérieur ayant cent fois moqué toutes les théories, la vie et l’expérience elles-mêmes, posant chaque fois de nouvelles questions d’examen, la mère de tous les métiers, que nous, artisans, appelons aussi par le nom évoquant l’idée de notre mère : la matière.

L’âme de la matière. C’est ainsi que la matière est devenue l’âme et l’étude principale du maniement de la matière brute (moyens de la langue et des formes, de l’expression et de la communication). L’importance de l’objet (thème, pensées, passions, univers sentimental et intellectuel) ne diminue pas dans cette étude, comme le croient et le prétendent les adeptes et les ennemis du formalisme, aussi superficiels les uns que les autres : il ne s’agit pas ici que mon écrit soit indifférent et seul compterait ma façon de l’écrire – il s’agit précisément (et au contraire) que lorsque je possède parfaitement l’art d’écrire et l’art de voir, plus rien qui me tombe entre les mains ne m’indiffère. Cette capacité développée ne rétrécit pas "les grandes choses" et n’agrandit pas "les petites choses", par rapport à l’œil ordinaire – elle les agrandit et les rattache à la considération universelle des choses, à la réalité où les grandes choses et les petites choses ne sont pas comparées par l’échelle de nos yeux servant nos intérêts vitaux ; ce qui pèse, trie, compare et distingue entre les tenants et aboutissants proches ou éloignés, c’est le libre envol de l’instinct artistique. À ce degré du savoir écrire, ce qui apparaît n’est pas, comme l’imagine le profane, si l’on a ou non de l’imagination, si « l’on peut comprimer autant dans un hanneton que d’autres dans un éléphant », mais ce qui apparaît c’est que le perfectionnement et l’affinage de l’instrument en sont arrivés à un point où ils sont désormais capables de mesurer un modeste tiers du monde infini, dans quelle mesure un hanneton est plus car plus complexe qu’un éléphant, dans quelle mesure une montre-bracelet grande comme une lentille est plus grande qu’une horloge du clocher. C’est ainsi que la phrase de Madách si souvent citée se retourne et devient l’autre extrême d’elle-même : « La perfection suprême de l’art est de se cacher si bien qu’on ne le voit plus » - c’est ainsi que nous découvrons que cette thèse ne concerne que les genres dits "monumentaux". Dans les genres de Kosztolányi c’est l’objet, le thème qui doit se cacher derrière l’art de la forme sans cesse brillante, sans faute et inépuisablement plaisante. Et ces deux ne sont tout de même qu’un, la reconnaissance de la possibilité d’une beauté formelle indépendante ne me contraint pas à renier ma loi selon laquelle, le plus haut degré du style est celui où entre forme et contenu, entre le sujet et l’expression de celui-ci, il n’y a pas de différence quantitative et guère de différence qualitative – et qu’il en est ainsi, c’est justement de Kosztolányi que l’a appris celui qui n’a jamais été tenté par son envie de jouer à la linguistique, jamais tenté de diluer ses phrases classiquement denses par des "beautés stylistiques" autonomes au détriment de la fidélité de l’image, à l’instar de toute une série de génies rénovateurs embourbés dans le style savoureux bien hongrois, empanaché, chamarré, passementé, aux motifs de Kalotaszeg[4] ou de Transylvanie. Ces derniers prennent pour louange et sont même carrément fiers, ressentent comme preuve de leur "personnalité d’écrivain", si l’on constate que ce qu’ils écrivent est un réservoir de beautés linguistiques "intraduisibles" dans les langues étrangères. Kosztolányi, de même que tous les grands maîtres du style, est aisément traduisible, car en fin de compte il ne parlait que la version hongroise la plus belle des notions communes à toutes les langues, et non le charivari anarchique des mots sauvagement détachés des notions. Il est vrai que lui-même a affirmé dans un article (que je désapprouvais dans ses vues) qu’un écrivain sincère avec lui-même doit avouer la curieuse interaction entre mots et pensées, voire mots et principes, mots et convictions : que ce n’est pas seulement la grande découverte qui inspire les mots superbes et choisis, un tri verbal par l’oreille et le palais peut produire aussi de nouvelles découvertes linguistiques, et l’art doit se contenter du rôle par lequel de cette façon il est seulement collaborateur et non juge d’une vie capricieuse de création. Bien que son aveu ne soit pas en contradiction avec la description que j’ai donnée de lui plus haut, il est tout de même apte à faire un pas plus loin, et nous devons nous mettre à examiner les méthodes de travail de sa technique artistique.

L’âme d’un poème. C’est dans la poésie que se justifie le plus superbement l’autoanalyse de Kosztolányi. Dans la poésie tout dépend inexorablement des mots, même de la valeur phonétique indépendante du signifié, du contenu le plus sensuel des mots des rimes et des rythmes : il serait aventureux de prouver que le moyen le plus sûr de produire "vérités", "profondeurs", "prophéties", "découvertes" serait de nous confier à des mots qui par hasard se terminent par la même syllabe. De cette façon nous serions contraints de reconnaître qu’il n’existe pas de poésie "profonde" et "authentique" et "visionnaire", il n’existe que la belle poésie, s’il n’existait pas une sorte de prémonition étrange et précisément dans le poète, et précisément sous le feu de l’inspiration, qui souffle que ce n’est pas par hasard que ces deux mots se terminent de la même façon, elle souffle que quelque part, dans le sol archaïque commun des notions et des mots ils sont liés par une racine commune, que (en citant un de mes essais poétiques) « ces deux mots se sont rencontrés dans mon oreille, mais après les présentations il s’est avéré qu’ils se connaissaient déjà dans mon cerveau ». Je ne vais pas plus loin ici, j’objecte à cette conception ma propre traduction littéraire, le miracle qu’un bon artiste  transplante à chaque pas : pour une pensée originale construite sur des formes nous pouvons toujours trouver d’autres formes dans notre propre langue pour exprimer la même pensée avec une fidélité parfaite.

 

III.

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Sur la route conduisant vers la représentation pure, donc la tâche la plus artistique, extrayant du brouillard "cosmique" des poèmes lyriques de source inconnue, les chemins sinueux mènent tout de même à travers la vie, les luttes physiques et intellectuelles : la matière presque aérienne, sans modèle possible, du poème ne "se sublime" pas, comme certains autres éléments rares, ne passe pas de l’état gazeux directement à l’état solide (et inversement), qu’on le veuille ou non, il faut se frayer un chemin à travers l’état liquide des pensées, jugements, corrélations, mots condensés en gouttes de problèmes et de dilemmes, forçant à prendre position. "L’instrument de musique" de la langue ne s’est pas encore différencié au point que j’ai rêvé dans Farémido de façon à pouvoir exprimer par des sonorités pures le monde du cœur et des nerfs, ainsi que celui de la raison combinée avec des bruits purs ; les deux chantent et tambourinent dedans ensemble, comme dans "le chaudron fêlé" de Flaubert[5], ou comme dans un instrument de jazz contemporain. Si Kosztolányi naît compositeur de musique, il ne compose certainement pas ce qu’on appelle de la musique à programme, qui, en dehors des effets sonores, a aussi "quelque chose à dire", et s’il devient peintre, manifestement rien ne lui est plus étranger que les tableaux historiques ou les scènes de genre. Mais il était écrivain et qui plus est, journaliste, et il exerçait les deux professions avec enthousiasme, le rédacteur et l’éditeur commercent avec beaucoup de genres littéraires et l’artiste s’adonne à son travail avec passion ; son ambition, sa bravoure sont chatouillées et excitées par les nouvelles de piètre qualité, les études, les mauvais articles voire éditoriaux qu’il lit : il faut leur montrer la façon de bien faire les choses. C’est dans ces petits genres "liquides" que nous avons trouvé le plus de plaisir dans l’art stylistique virtuose et expert de Kosztolányi, lorsque son magnifique goût tranchant s’en sortait victorieux d’une bataille contre un sujet ne correspondant pas à son goût. Lorsqu’il abattait vraiment en vol une "question" lancée par lui-même ou par d’autres (en effet, n’oublions pas les questionnaires et les enquêtes !), or il fallait un œil très exercé depuis le bord du champ de tir pour observer dans ses courtes phrases flamboyantes sa méthode d’associations d’idées. Cette méthode n’associe pas directement des idées à d’autres idées, elle y intercale une image éclair entre les deux, et atteint par là même une plasticité surprenante, à la manière d’une projection superposée. C’est le noyau de pensée qui entre dans la chaîne, il n’attend pas que ce noyau mûrisse difficilement en fruit de pensées, en un stock laborieux de nouveaux noyaux de pensée, afin de recommencer le cercle millénaire, éternel, des spéculations – il prend en flagrant délit le cours de la vie à l’instant même où sa fleur, la belle parole multicolore, éclôt : il arrache et pique cette fleur-là en guise de conclusion. Car il se connaît bien, il sait parfaitement que lorsqu’il tombe sur des vérités irréfutables, des découvertes éclairantes, ce n’est pas sur cette voie, dans le labyrinthe des spéculations que le guette le grand instant, mais dehors, quelque part à l’air libre, à la lumière des éclairs de l’intuition.

Ici dans son royaume, dans l’une des plus pures et plus belles proses dont Kosztolányi a fait cadeau à la littérature hongroise. C’est dans ses romans que sa prose s’accomplit le plus pleinement. Une prose flexible et d’acier – souple et pourtant dure comme une lame de Tolède, chef-d’œuvre du goût le plus exigeant, sa beauté est assurée par une harmonie parfaite des vertus d’écriture positives et négatives, une heureuse proportion de mots explicités et non explicités, la mesure la plus affirmée, toisée de la main la plus sûre, équilibres, économie : en athlétisme cela rappelle surtout les performances qui remportent le premier prix grâce à une parfaite exécution. Une prose originale et personnelle, sans la moindre trace d’un culte de la personnalité de l’écrivain, aisément imitable dans ses apparences (c’est de Kosztolányi que j’ai écrit une de mes meilleures caricatures), sans que le falsificateur arrive jamais à révéler le secret de l’alliage. Kosztolányi est seul avec cette prose, mais sans revêtir la pose d’un ermite : au-delà de culture et d’érudition, dans chacun de ses mots rayonne la civilisation. Chacune de ses phrases est une entité fermée, un cristal séparé dans un cristal plus grand, avec l’éclat d’une multitude de surfaces réfractant la lumière ; le héros de son roman est parfaitement présent, sans faille, dans chacune des gouttes de la description de son caractère, tout le roman ne fait qu’augmenter les proportions et l’importance du personnage. Sa méthode ne consiste pas en un "développement de caractère", mais en un dessin de caractère : la cinématographie est composée d’innombrables images stationnaires, et chacune de ces images présente un caractère complet. Je l’ai souvent admiré pendant que j’écrivais – tâtonnant péniblement dans l’océan des mots, les bras écartés afin d’attraper sûrement le petit poisson d’or parmi les mots ramassés, l’unique mot qui non seulement exprime mais aussi communique ce que je voulais communiquer et non seulement exprimer – pendant que j’écrivais j’ai souvent envié la douce et virtuose légèreté avec laquelle il attrapait le mot le plus efficace.

Je sens qu’il travaillait avec jouissance, comme le peintre qui aime aussi l’odeur de la peinture, pas seulement sa couleur. Autrefois, dans notre jeunesse, je l’ai souvent observé en train d’écrire : tirant de grandes bouffées de ses cigarettes, il travaillait vite mais sans hâte – il prolongeait le plaisir, il biffait un mot cinq ou six fois, non pour corriger une erreur, mais parce qu’à la place d’un terme bon il en trouvait un encore meilleur : il tire une grosse bouffée, il sourit, il se penche verticalement ou latéralement au-dessus de la phrase biffée, ou il griffonne, à un rythme vertigineux, sur une autre feuille, sa mince bande allongée d’encre verte, son manuscrit rappelle les esquisses embrouillées des graphistes, il n’épargne pas le papier, pourtant il sait exactement combien digère une monotype, à combien se montent les doses qu’elle demande. En face, assis derrière l’autre bureau de la rédaction, combien de fois ai-je levé les yeux sur lui ? Désespéré et déconcerté, entre deux de mes lignes régulières, dosées en nombre égal pour chaque fiche, j’observais sans qu’il le sache sa tête boudeuse de clown, son haut col "d’élève dessinateur modéliste", ainsi que la ficelle noire désespérante qu’il portait en guise de cravate (et qu’il a appelé dans un de ses poèmes "mince filet d’encre") – et j’attendais qu’il se lève, qu’il fasse un pas en arrière de son bureau et que, la tête tournée sur le côté, il regarde de loin la phrase mise sur le papier, comme les peintres sautent en arrière après un trait de leur pinceau, jouissant à la fois de la création et du plaisir de la création.

 

IV.

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Mais la matière est subtilement rusée, elle joue souvent des tours à celui qui est aveuglément amoureux d’elle comme Kosztolányi. Notre mère a aussi été femme et épouse jadis, et la femme aime parfois badiner avec son enfant ravi, elle le fait marcher, elle le taquine. En particulier dans notre misérable métier où nous créons nous-mêmes jusqu’aux briques de construction, la matière brute de la matière, si vous me permettez l’expression, les mots, à l’instar des peintres médiévaux qui mixaient les couleurs. J’ai la ferme impression que Kosztolányi a par deux fois été leurré par le défoulement de l’ivresse de la matière et du mixage de la matière : l’un des deux cas a été son aventure avec les traductions littéraires. Il y a quelque chose de vrai dans la plainte mal exprimée des profanes, prétendant que son "Anthologie des Poètes Étrangers" très populaire contient en réalité des poèmes de Kosztolányi : elle manque de transmettre cet exotisme rare et raffiné, censé transporter l’arôme spécifique de la poésie anglaise et française, chinoise et japonaise, dans le vin de la langue hongroise. En cours de traduction, Kosztolányi fut à tel point ébloui par la multitude de richesses offertes par sa langue maternelle, que la monotonie de la langue étrangère, lointaine, tournait au gris dans cet étincellement, faisant apparaître une fausse idée de la pauvreté des poésies étrangères. Il essayait ensuite de remédier dans sa traduction à cette fausse pauvreté, souvent il embellissait et rapiéçait justement là où c’était parfaitement inutile, car la traduction servile et conventionnelle des mots aurait mieux convenu. Le résultat est quelque chose de nouveau et d’original, précisément dans un genre où nouveauté et originalité ne sont pas permises. Les traductions littéraires puritaines, prudentes, calvinistes de János Arany sont mieux crédibles que ses traductions emphatiques, au faste catholique.

L’autre cas est son roman, peut-être le plus beau, en tout cas le plus efficace et le plus populaire (traduit en de multiples langues), "Anna la douce"[6], que récemment j’ai relu avec un immense plaisir. J’eus beau la mettre sous la loupe, cette œuvre est absolument sans faute, avec toutes les qualités qui la composent et avec tout ce qui n’y est pas : tout le bric-à-brac que chemin faisant ramasserait un écrivain moyen dans la même problématique et enfournerait inexorablement dans son roman. (Je me refuse à citer des exemples.) Une progression parfaitement dramatique de l’intrigue, un arrière-plan psychologique magistralement dosé, et au-delà de ces vertus exemplaires, le plus important : une fraîcheur parfumée quasi enivrante dans la représentation de l’environnement et des personnages, telle que brusquement je ne pourrais la comparer à rien. Et pourtant, en le pesant et le relisant, en m’y réattaquant, en dégustant et digérant cette prise royale, je me demande pourquoi ne se manifeste pas ici cet arrière-goût angoissant, profond, assourdissant et captivant qui remplit le lecteur d’angoisse et de repentir plus vécu que le vécu, après la lecture des grands romans de meurtres tels l’histoire de Raskolnikov ou même la "Tragédie américaine"[7], comme si le lecteur avait commis lui-même le meurtre. Est-ce seulement parce que les autres pétrissent une matière plus lourde, plus difficile à digérer ? À une phrase pourtant, Dieu sait pourquoi justement celle-ci, j’ai compris tout à coup où ça cloche. Juste avant de commettre le meurtre, Anna traîne jusqu’à la cuisine obscure, elle « engloutit une cuisse de poulet et une tonne de gâteaux ». Dans sa confusion shakespearienne l’image est angoissante, effroyablement réaliste, juste et convaincante – elle le serait si… si Anna avalait du rôti et disons, une ou deux bouchées de gâteau, puisque dans le moment crucial, il n’est absolument pas indifférent de savoir si elle a mangé un ou plutôt deux morceaux de ce gâteau, ceci est important du point de vue de la crédibilité dramatique du reportage. Mais Kosztolányi se laisse emporter par la matière, il se met à la taquiner et à la bricoler, la nature bizarre de la langue le met en émoi, une ou deux bouchées du gâteau ne lui suffisent plus, il devient magnanime et gaspilleur : il fait avaler à la pauvre Anna une tonne de gâteaux, quantité de gâteaux, tellement que le charme artistique indéfini de cette montagne de gâteaux m’empêche d’en croire la moindre miette. Et désormais je commence à me douter qu’à rebours dans tout le roman c’est la vertu principale de l’auteur qui en entrave l’effet suprême et définitif. Le sujet se révolte contre la perfection artistique de la présentation, il exige plus de bégaiements, d’efforts visibles et palpables et de la sueur, sinon il refuse de se montrer dans sa pleine nudité. C’est son amour de la matière qui a joué un tour au poète, il transparaît dans l’œuvre, entre au premier plan : de la statue magnifique représentant le meurtre il laisse imaginer qu’elle serait sculptée en crème Chantilly endurcie par le froid. Ou en des tonnes de gâteaux.

 

V.

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Car tout de même, il n’est pas seulement artiste… ce grand artiste, dans son grand amour païen pour la matière, proclamait en vain de lui-même que sa vie, son travail, son influence ne représentent rien d’autre, rien de plus, dans le défilé des vies et des destins et des paraboles, qu’un artisanat en lutte contre sa matière, un rythme mesuré entre les césures de la naissance et de la mort. Pendant que je parcours ces lignes, deux bizarreries me sautent aux yeux. L’une est de constater que parfois j’imite sa voix, j’utilise des images à la Kosztolányi, tel un dessinateur qui, dans son empressement, mime l’expression du visage de son modèle qu’il veut fixer, par des grimaces involontaires. L’autre…

L’autre est que je me trouve moi-même sur ce dessin, partial et objectif, attiré et opposé, soulignant et biffant, applaudissant et contredisant, afin de m’imposer à une âme désormais libérée et afin d’adapter sa vision à la mienne. Et maintenant que je dois y mettre un terme, je suis pris par mon état d’âme d’un quart de siècle : remonte en moi ce premier essai que j’ai écrit sur lui et auquel j’ai déjà fait allusion ici, avec sa naïve admiration. « Nous sommes faits d’un corps et d’une âme, nous n’avons aucune raison de craindre la mort », répète lugubrement le Jeune homme que je rencontre encore une fois[8] pour un instant, cette fois en compagnie de Kosztolányi à vingt-cinq ans. Ils sont assis à la terrasse du café New York. Kornél Esti[9] – car c’est lui – dédicace son recueil de nouvelles récemment paru à quelqu’un d’important pour lui, il cherche un mot, le visage crispé, je suis assis en face de lui, je feuillette un autre exemplaire. « Une seconde… », me lance-t-il distraitement. « Prends ton temps - répondis-je en crispant moi aussi mon visage pour faire l’important – tu sais, j’ai souvent l’impression que nous aussi devrions réfléchir à une phrase mise sur papier aussi longtemps qu’a réfléchi Newton sur la thèse binomiale, pendant des années ou toute la vie s’il le faut – car notre affaire est tout aussi importante et responsable et éternelle et fatale… » - « Lycéen », taquine Kornél Esti, « pourquoi n’as-tu pas achevé tes études universitaires ? », et déjà nous rions irrésistiblement dans ce jeu dont la règle était que, si l’un de nous faisait une déclaration prétentieuse ou banale, l’autre lui rappelait ses études universitaires inachevées. Il continue d’écrire, moi je feuillette, j’oublie un instant mon regard sur "Les arbres de l’avenue Üllői"[10] – puis je lui lance à haute voix ses propres vers :

« Je ne m’apaise jamais, quoi que vous disiez :

L’homme est sacré… »

 

 

VI.

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Mais vraiment, quelle injustice… On est nommé, on est décoré de la plus haute distinction, plus haute que celle de baron ou de prince, par la désignation et cette épithète : jeune. Nous nous habituons à cette distinction, puis un jour, sans aucune raison, on nous la retire.

Bande de crétins.

Moi je te restitue par la présente, solennellement et gratis, au-delà de la mort, ton rang, ta distinction, cher et excellent jeune homme de vingt-cinq ans, cent ans, mille ans, cher Dezső Kosztolányi. Tu n’as pas vingt-cinq ans, tu n’es ni vieux ni jeune, tu n’es ni vivant ni mort, tu es une âme, un artiste, tu as l’âge de la civilisation humaine sur cette terre.

 

A Toll, n° 2 1937

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[1] Recueil de poèmes paru en 1910.

[2] Jacques Loeb (1859-1924). Biologiste américain d’origine allemande.

[3] Johann Heinrich Pestalozzi (1746-1827). Pédagogue suisse, fondateur de la pédagogie moderne.

[4] Village, haut lieu du folklore populaire hongrois.

[5] « La parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles. » Citation extraite de "Madame Bovary.

[6] En Français aux Éditions Viviane Hamy.

[7] Roman de Théodore Dreiser (1871-1945). Écrivain américain.

[8] Allusion à la nouvelle de Karinthy : "Rencontre avec un jeune homme".

[9] Héros récurrent des nouvelles de Kosztolányi, qui le représente en fait lui-même.

[10] Célèbre poème lyrique de Kosztolányi.