Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Vantards

Jai toujours trouvé antipathiques la pose de "l’anticipation", la prédiction de l’avenir politique, social ou surtout l’évolution des cultures. C’est ma conviction basée sur l’expérience que seule la science exacte a le droit de prédire l’avenir. Or à propos de la sociologie, de la morale et de l’esthétique, la science des choses humaines, il n’est même pas certain qu’il s’agisse de sciences, et les connaissances qu’elles ont accumulées ne relèvent certainement pas des sciences exactes. Bien que je ne qualifie pas cela d’augure, j’appelle simplement doute lyrique mon sentiment selon lequel n’importe quel observateur ou même penseur de bonne foi de notre temps serait terriblement étonné de prendre en main un essai publié dans cent ou cent cinquante ans, qui évaluerait l’esprit sociétal et la mode littéraire de notre décennie.

- En ce temps-là (lirait-il à propos des deuxième, troisième et quatrième décennies du vingtième siècle) le romantisme ressuscité prit la forme particulière, paradoxale, de l’individualisme, non seulement dans la poésie, dans les coutumes, mais aussi dans le journalisme de réclame et de propagande qui faisait rage. En ce qui concerne l’histoire de la littérature stricto sensu, les classifications évoquent en général sous la désignation de "vantards" les personnalités caractéristiques de la tendance qui imprimait sa marque sur le style devenu populaire à cette époque-là. Il est difficile de définir la prise de position d’un "vantard" typique face à la vie et au monde, du fait que par ailleurs il s’enflamme pour les idéaux collectifs de l’esprit de l’époque, on pourrait même dire que dans une certaine mesure il méprisait la liberté artistique de l’individu, la culture de la majesté de l’ego du siècle précédent. C’était un individualisme différent. Sa reconnaissance en soi, réelle ou supposée, de l’aptitude à la vie et à la création n’aspirait pas à une satisfaction intérieure de l’amour-propre, mais il exigeait de ses contemporains de justifier cet amour-propre. C’est la philosophie d’un poète de mauvaise réputation du siècle dernier mais oublié aujourd’hui, un certain Nietzsche, qui avait édifié les bases conceptuelles de cette tendance, ce Nietzsche clamait la "volonté de pouvoir" qui s’exprime au-delà de tout complexe moral. C’est à cette bannière que prêtaient serment ces vantards, partant du principe que chacun vaut autant que l’effet qu’il provoque en faisant apparaître cette volonté. C’est ainsi qu’en appliquant ses méthodes, la réclame industrielle du siècle dernier est devenue le moyen principal de la diffusion de la marchandise intellectuelle (autrefois "pensée", "idée", "découverte", "esprit de réforme") – cet enseignement (selon lequel les hommes n’aperçoivent pas ce dont logiquement ils ont besoin, mais ce qu’on leur suggère à travers leur imagination comme un sentiment de besoin) a conduit au succès de résultats gigantesques au cultivateur de la réclame intellectuelle. Dans la littérature de notre pays nous pouvons attribuer un rôle pionnier à un certain poète nommé János Hazafi Veray[1] – qui, lui, est mort pauvre et méconnu, mais ses adeptes ont parcouru, eux, une glorieuse carrière. Les critères « j’écrivais dans ma joie » et « j’écrivais dans mon chagrin », en tant que formes tangibles et manifestes d’un culte de soi, se sont renouvelés dans une glorification de soi-même rusée et complexe : de nouveaux Grands Vantards sont apparus, dont toute la poésie s’épuisait dans cette ivresse d’admiration et de déification, la même que celle qui conduit le poète à sacrifier à l’autel de son propre génie, de son être unique et merveilleux, de sa vocation au service du rachat du monde. Dans cette compétition la devise est « vocation unique », force créatrice en un « unique exemplaire », et par rapport à cela d’autres questions sont restées insignifiantes et de second plan, notamment celle des nouvelles vérités extraordinaires et utiles que le poète aurait trouvé : c’est ainsi qu’à la bourse où, si le cours d’un titre monte, ce n’est pas parce que l’entreprise produisant la couverture du titre produit bien, mais selon le nombre de personnes qui croient en cette hausse et la mesure dans laquelle elles croient, étant donné qu’un veau à deux têtes est un spectacle toujours plus attirant qu’un veau gigantesque. L’art de la réclame a pour avantage qu’il lui est permis d’affirmer des choses sans être obligé de les prouver ; elle peut proclamer une thèse dont il manque la déduction, elle permet la venue du succès a posteriori sans investissement préalable.

- De même qu’au dix-neuvième siècle, lorsque au milieu du siècle les hommes politiques et les meneurs des peuples ont fait leurs, les idéaux et les méthodes des chantres de la liberté individuelle, au vingtième, le style né sur le papier pour produire des résultats marquants dans le destin des sociétés et des constitutions s’est transporté sur des chaires et des estrades. Conformément à la nature du genre, la rhétorique a de loin surpassé la poésie en vantardise. L’orateur assurait son auditoire qu’en sa personne c’est le Destin et la Providence qui paraissaient devant eux, afin d’indiquer une direction pour l’avenir, afin de colmater la source de tous les maux et toutes les nuisances, grâce à ce pouvoir exceptionnel qu’il s’est octroyé à l’avance, à l’image de la seule mort-aux-rats ou du seul purgatif sous licence, à effet garanti. Si ensuite, dans des cas exceptionnels, le haut-parleur ayant fait son effet et la foule rassemblée par le spectacle et par le bruit finissait par organiser ses rangs et, par effet d’inertie, devenait effectivement capable d’exécuter certaines tâches sans finesse, à l’instar de la chute de l’eau accumulée dans des réservoirs, pour faire tourner des moulins et des générateurs d’électricité – l’orateur, en désignant ces tâches exécutées, haussait les épaules avec un orgueil ironique, se moquant des doutes critiques du public angoissé, tel le Juif d’autrefois qui ayant misé le résultat d’une multiplication mal effectuée a gagné le gros lot de la tombola, et quand quelqu’un attira son attention sur l’erreur de l’opération, répondit simplement : « Quel insolent ! C’est moi qui touche le gros lot et c’est lui qui veut me donner des leçons de calcul ! ».

- Encouragé par ce genre de résultat, la vantardise politique se répandait inexorablement. Le pluriel de la majesté fut relayé par le singulier du sacre dans « la modeste opinion » du vendeur, tandis que parmi les attributs du régime impérial il s’octroyait les privilèges de l’invulnérabilité, parmi les critères des manifestations papales il s’octroyait les privilèges de l’infaillibilité. De cette façon l’adjectif "modeste" disparut devant les opinions, et celles-ci cédèrent la place à des déterminatifs « les seuls qui sont corrects et qui ne tolèrent aucune contradiction ». Ainsi outillé, tout mur de séparation entre orateur et auditoire étant tombé, pouvait démarrer l’écrasement définitif de l’esprit de critique et de contrôle et de la résistance de l’âme, l’immense bouquet final du bombardement de la pensée qui, ayant ramassé les instincts restés nus, a conduit au cataclysme déjà bien connu dans l’histoire.

- Ensuite, tout esprit de la vie publique ayant été renversé dans ce cataclysme, la vantardise est devenue l’unique forme de la lutte pour la survie, de même que la loi du plus fort était la forme physique de cette lutte au moyen âge. Cette loi intellectuelle du plus fort fonctionnait de la même façon que son ancêtre physique – dans les tournois il était devenu la mode de dénigrer, invectiver, vitupérer l’adversaire avant le combat, et en cas de victoire, l’exécuter, le piétiner, le maudire même dans sa dépouille mortelle. Et vint le temps où, comme nous le savons, parmi les athlètes en compétition dans l’arène, ou parmi les acteurs jouant sur les tréteaux,  l’acteur récoltant le plus d’applaudissements faisait attacher celui qui avait moins de succès à la queue d’un cheval et le faisait tirer ainsi hors du manège, ou le faisait jeter ligoté dans le cachot sous la trappe, sans même le présenter à la sentence de Dieu du moyen âge.

- Et l’homme vrai qui ne voulait ressembler ni à un insecte bizarre, ni à un veau à deux têtes, conscient de la continuité de la vie et de l’évolution humaine sous le soleil, et sachant qu’il n’était plus apte ni à l’élevage, ni à être dompté, tout au plus à l’intimidation – il fut intimidé et s’est tu. Qu’aurait-il pu dire ? Il savait bien quelle est la différence entre vantardise et amour-propre. Et si le vantard se frappait la poitrine et criait : « Je suis fort comme Gengis Khan et Œil de Faucon », lui, il ne répondait qu’en pensée : « Je suis faible comme Socrate et Christophe Colomb ».

 

Pesti Napló, 8 juillet 1938.

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[1] János Hazafi Veray (1846-1905). Cultivateur, puis cantonnier, qui s’est autoproclamé poète.