Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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"spÉcificitÉ"

Ces déclarations, la semaine dernière, du premier ministre et du ministre de la culture, autant de cailloux tombant lourdement dans le lac tempétueux de l’ambiance générale, ont en quelques jours fait déferler leurs vagues jusqu’au rivage - à peu près toutes les personnes dont on attendait une intervention ont eu le temps de réagir - l’autre jour enfin dans Pesti Napló (Le Journal de Pest) même un rabbin a élevé sa sage et prudente parole, "au nom de la communauté juive", réagissant au commun dénominateur des deux discours officiels, "la question juive".

Ici il conviendrait d’en déduire les enseignements pratiques et des principes. Mais, le Lucifer de Madách ayant une fois de plus raison :

                      

                                               Chaque chose

Possède tant de côtés que quiconque

            Les veut tous examiner, en détail,

            Sort de là plus ignorant que devant

            Et qu’il n’a plus le temps de décider !

 

L’observateur consciencieux pourrait tout au plus rendre compte au lecteur de sa tête tuméfiée et de ses sentiments agités. Pour cette raison j’ai cru bon de m’adresser à un tiers sans parti pris, entre les deux camps qui débattent et argumentent, luttant à armes inégales. J’ai évoqué devant ma table tournante l’esprit de mon vieil ami Madách, écrivain éminent et grand penseur du siècle dernier, dans l’idée qu’une telle situation enviable dans laquelle l’homme en question n’a plus à craindre pour sa vie (vu qu’il est déjà mort), permet une  certaine objectivité si les autres conditions sont réunies.

Naturellement, avant de commencer à discuter, je lui ai fait lire les journaux. Il a longuement médité, les paupières clignées, en hochant sa tête astrale.

Je lui ai lancé prudemment pour l’inciter à parler :

Hóman va indiscutablement plus loin dans la sincérité…

- Ce n’est que l’apparence, répondit-il après une longue réflexion, c’est un mot, utilisé par Darányi, qui m’a saisi dans la commune ligne de conduite des deux discours. On ne peut pas aller plus loin que cela dans cette conception.

- Vous faites allusion à son observation selon laquelle il existe une "question juive" ?

Il éleva la main en souriant.

- Allons donc. Ne le prenez pas mal mais l’alléluia et les applaudissements de la droite qui ont accueilli cette déclaration me font l’effet de glorifier quelqu’un qui a le courage de déclarer qu’il pleut ou qu’il y a du vent. En revanche, affirmer que chez nous (en entendant par là le dix-neuvième siècle naturellement) il y avait moins de question juive qu’aujourd’hui serait plutôt exagéré… À quel point la question a été plus intense et plus brûlante, rien ne le prouve mieux qu’elle a contraint le siècle à une réponse. À une réponse différente bien entendu que chez vous (au vingtième siècle). Néanmoins j’y sens un trait commun - chez vous aussi ce sont des chrétiens qui en débattent entre eux - ils n’ont pas invité l’accusé à y participer, ce qui aurait été après tout dans l’ordre des choses, dans la mesure où il s’agissait d’un accusé. Sous réserve que la compétence des juges soit incontestable.

- Excusez-moi, mais…

- Attendez un peu. Tout cela n’a rien d’un jeu avec des mots et des métaphores plaisantes. Si j’ai l’air de couper les cheveux en quatre, c’est parce que pour moi il est si surprenant de voir ce cheveu une nouvelle fois sorti de l’édredon, nous croyions définitivement recousu, que dans mon premier effarement je suis obligé de m’y cramponner. Évidemment vous êtes étonnés. Mais moi je vous dis qu’il s’est passé quelque chose dans votre siècle, quelque chose d’inouï et sans précédent dans l’histoire de trois fois mille ans de l’Europe.

- En effet, nous vivons des temps historiques.

- Non, je n’évoque pas l’histoire mais seulement une de ses branches, l’histoire du droit. Globalement cette entité du temps et de l’espace que nous appelons l’Europe repose dans sa nature morale sur ce qu’on appelle le droit romain, c'est-à-dire qu’elle s’est basée et elle s’est formée sur la morale chrétienne qui en est parente et donc facilement complémentaire. Un postulat de ce droit romain est issu, du point de vue de la philosophie du droit, de la reconnaissance évidente que s’il n’a jamais été nécessaire de le mettre par écrit, on pouvait prévoir qu’il n’y aurait pas d’homme en Europe pour le mettre en doute. C’est d’une clarté tellement lumineuse qu’il n’est pas aisé de le définir comme ça, a posteriori. Ce postulat tacite concerne les objectifs de la législation : le but du travail législatif est naturellement de régler la vie des hommes entre eux. Celle des hommes, autrement dit des êtres vivants que nous supposons responsables en cas de non-respect de la loi, en raison d’un de nos organes appelé conscience, organe inexistant et inconnu dans le monde végétal et animal. Elle diffère des autres instincts par la particularité qu’elle est attachée à chaque individu, elle est représentative de chaque individu, et ne l’est jamais d’une race ou de toute l’espèce. Sans cette hypothèse il serait tout aussi ridicule de songer à légiférer qu’il serait ridicule d’élever des vers à soie dans l’intérêt des seuls vers à soie et non des éleveurs. La loi parle aux hommes, et sa sanction réside dans la fiction que l’homme est responsable. C’est le postulat du droit chrétien romain. Or, au début de votre siècle le monde a vécu un prodige. Apparemment sur la base de la dialectique et de la pensée européenne, un pays a fabriqué une constitution dont les lois prennent pour responsables non des hommes mais une race, pour certains péchés qui sont des péchés expressément humains, tels que par exemple : égoïsme, avarice, méchanceté. Cette constitution-là en a tenu une race responsable, et l’a même condamnée. Comprenez bien - le droit romain, suppose la conscience, examine une intention - mais comment peut-on parler d’intention de races dans l’espèce humaine ? Le cas est très différent chez les animaux et les végétaux - la race des punaises ou le gui des arbres peuvent être considérés comme uniques êtres vivants dont les intentions et tendances nettes et sans variations individuelles ne laissent pas de doute quant à leur position, puisque…

Je me suis gratté la tête. J’ai répondu :

- Pardonnez-moi… Tout cela est fort intéressant - mais si je ne me trompe pas, c’est vous qui êtes à la source de la thèse sur la politique en tant que science des exigences… Votre paradoxe des sciences de la cognition et de la philosophie du droit est très amusant… Mais si je me rappelle bien, il était question de savoir si selon Hóman… Ou plutôt Darányi

Madách remonta, étonné, ses sourcils astraux.

- Eh bien, ne suis-je pas en train de parler d’eux ? J’ai bien commencé par dire que Darányi avait utilisé une expression décisive du point de vue de ce qui précède. Il ne s’agit pas d’une "avancée" et une "disproportion" sur le plan économique ou culturel (c’est affaire d’appréciation), il parlait, lui, de "spécificité".

- Et alors ? Est-ce que les Juifs n’ont pas une spécificité, au sens racial du terme ?

- Mais les lois qu’ont-elles à voir avec le "sens racial" ? Quant à la spécificité raciale, ce trait caractérologique - ne vous est-il jamais apparu que les prototypes raciaux sont chez tous les peuples des personnages comiques et non tragiques. - Akim Akimitch, John Bull, Michel Deutscher, Marianne, de même que le Petit Kohn ? Je veux dire…

- Je vous supplie ! Un instant !... Dites - que doit disposer une constitution moderne dans la question juive !

- Ce qu’elle doit disposer ? Ce que nous faisons au XIXe siècle. C'est-à-dire rien.

- Et alors ce sera réglé ?

- C’est seulement comme cela que ce sera réglé. Vous allez me comprendre : toute cette horrible problématique dépend non de la question, mais d’un renversement simple et raisonnable de la réponse, de son retournement dans sa position initiale, afin qu’elle puisse de nouveau tenir debout. Comment argumente la nouvelle constitution ? Les Juifs trichent et sont violents, punissons donc les Juifs. Ne pensez-vous pas qu’un tel raisonnement avoue la faiblesse de cette même constitution ? En effet, un parti ou un régime reprennent le gouvernail avec l’assurance d’être capable de faire valoir les lois qu’il adopte, qu’il possède la force exécutive nécessaire pour refréner les abus. Si tel était le cas - ne suffirait-il pas de dire : punissons la tricherie et la violence, les tricheurs et les voleurs ?! Puisque j’ai la force morale de les distinguer et la force matérielle de les frapper ?! S’il s’avère par la suite qu’il y a parmi eux beaucoup de Juifs - c’est tant pis pour les Juifs ! Et si ce sont tous des Juifs - faut-il un règlement plus juste et plus définitif de la question juive ? Mais en attendant - restons-en à l’évidence, à notre sagesse, selon laquelle deux hommes se ressemblent plus et diffèrent davantage l’un de l’autre que deux races.

 

Pest Napló, 12 mars 1938

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