Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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"Carte oro-hydrographique"

Ça y est, j’ai trouvé le mot, j’ai trouvé quel est ce sentiment pétillant, heureux, paisible et calme qui fait que je fredonne et chante doucement en marchant au retour du salon d’animaux domestiques et d’agriculture, pour en faire mon compte rendu de journaliste, par ce magnifique après-midi lumineux. Ce sentiment, comme toute vision saine, me vient de l’enfance. Dans la bibliothèque de mon père la cartographie occupait une place de choix. J’adorais feuilleter les cartes en couleurs, je me destinais à être marin, c’étaient les grandes taches bleues qui m’attiraient – peut-être parce qu’elles ne sont pas gribouillées de dessins et zébrées de lignes, elles évoquent la réalité, qui se caractérisent par ce qu’elles reflètent le ciel bleu, qu’elles sont vastes, libres et nombreuses, elles représentent les quatre cinquièmes de la surface du globe, elles appartiennent pourtant à tous parce qu’à personne. Sans doute pour la même raison, parmi les cartes de terre ferme je préférais les cartes oro-hydrographiques. Elles donnaient une image approximative de tout ce qui m’intéressait à l’époque : comment est le monde en vrai, sa surface, telle que décrite par les sciences naturelles, les montagnes, les vallées, les rivières, les prés, les champs, les forêts illimitées car revenant sur elles-mêmes, sphères en réduction, parentes du firmament. Je me méfiais, comme de toute fiction, des cartes politiques colorées, hachurées et gribouillées en tous sens. Je n’arrivais pas à admettre pourquoi le même fleuve est rouge en amont, marron au milieu et vert en aval, ni de quel droit on traçait une épaisse ligne noire au milieu d’une chaîne de montagnes, où la nature a aussi peu tracé une ligne que le miroir de l’océan ne se sépare en deux le long de l’équateur.

Ce salon est bariolé, il nous berce d’une ivresse heureuse et bucolique. Pourtant il ne rappelle nullement les bosquets d’Agricola puisqu’il est modernité, industrie et effort, progrès, européanité, calcul et statistique. Mais il se consacre à la réalité, rien d’autre, et c’est magnifique. À la réalité, l’unique certitude que nous donne la nature et que l’homme accepte d’elle, pour devenir grand et fort, et pour rendre en échange grand et fort le père d’Antée, la solide terre noire. Pendant les trois heures où je déambulais dans les pavillons, je ne pensais pas à la politique, je n’ai pas même été ébranlé par la possibilité des métaphores séduisantes et alléchantes, pour ne concentrer mon attention que sur les prairies, les champs, les chevaux, les bovins, les cochons, les ovins et les chiens, ou encore sur les magnifiques puits et outils, sur l’irrigation et les poissons, ainsi que sur cette table richement dressée, chargée presque à s’écrouler, de ce que l’astuce et l’intelligence humaines ont extorqué du sol, des rochers de Moïse, pour que l’eau jaillisse et inonde jusqu’à ce qu’il les maudisse de nouveau… Quoi d’autre pourrait les maudire que l’Idée fixe et la Superstition qui ne proviennent pas d’ici, de la corne d’abondance, mais de là-bas, de la caverne noire de crânes d’hommes obsédés, pour barbouiller ces rochers de gribouillages, de traits et de couleurs contre nature. Un rêve extravagant m’a bercé pendant trois heures – que serait devenu l’homme s’il était resté attaché à la culture et s’il n’avait pas forcé la "modernité" ? Le passé ne serait-il pas plus riche et plus splendide, l’avenir ne serait-il pas plus encourageant et plus brillant, si l’homme, gouverneur responsable de la nature, ignorait l’histoire politique et ne connaissait que l’histoire des civilisations ?

Cet homme dont la place sur la Terre est déterminée par l’orographie et l’hydrographie, les conditions climatiques, les longitudes et les latitudes, rien d’autre. Voici, au-delà et en deçà de la politique, ce bassin naturel qui portait un nom hongrois pendant mille ans, non seulement sur la carte politique mais aussi sur la carte oro-hydrographique. Et voici le quasiment musée scientifique, le prospectus, le catalogue d’échantillons qu’est devenue cette unité géologique et géographique – dans sa culture caractéristique et son industrie, le peuple qui y vit et qui y travaille. Son bœuf et ses autres animaux domestiques, son cheval tiennent tête victorieusement à tous les autres élevages du climat tempéré, depuis la première minute où l’Europe permet tout juste de respirer au peuple qui s’en occupe – notre vache surpasse celle de Siementhal[1] et l’avantage politique des peuples environnants n’a pas su vaincre l’avantage de la meilleure qualité : nous en exportons aujourd’hui plus qu’il y a vingt ans. Ce peuple a fait jaillir une bénédiction même de cette malédiction écrasante[2] qui, avec une muraille de Chine  de droits de douane et d’interdictions, dans l’Europe d’après-guerre a divisé en cellules et a fait des flaques d’eau clôturées des canaux édifiés sur le libre courant et l’illimitation du mouvement des marchandises. Aucun autre peuple, peut-être, n’a réussi au même point à résoudre le problème tragicomique de Robinson du monde moderne, appelé autarcie, toutes proportions gardées par rapport à ses moyens, que nous Hongrois. Inventivité, astuce, ténacité et volonté de survie ont construit une véritable petite Europe de la culture sur l’île de Robinson – le moteur était nécessité et contrainte, et les roues se sont mises brillamment à tourner. Bergson peut être fier et applaudir au génie hongrois – à son "homo faber", homme producteur ; l’exploitant et l’artisan hongrois en sont devenus le prototype dans ces années-là. Nous avons tout fait ou tout refait, tout ce qui manquait – si la recette manquait, nous l’avons recomposée, s’il manquait celle de la poudre à canon, nous l’avons réinventée. Gourmet invétéré que je suis, je vais chercher un exemple dans mon cercle de préoccupations. Mon entourage n’ignore pas que seul mon enthousiasme pour les fromages est plus grand que mon intérêt pour la presse : toute ma vie j’ai été un expert de tous les fromages du monde. Eh bien, ma visite de ce matin au pavillon des fromages m’a convaincu que notre approvisionnement dans ce domaine est digne du niveau mondial. En brisant le secret à sept sceaux des ferments et des bactéries ce pavillon a évoqué l’odeur et la saveur des emmenthals, edams et camemberts des cuisines de la vieille Europe, si bien que je n’ai plus envie de quitter mon île de Robinson vers l’Ouest – nous avons développé notre liberté de presse des fromages jusqu’à la perfection, par nos propres forces, jusqu’à atteindre le niveau des grandes démocraties.

Quant à la liberté de la presse, voici quelques réflexions en clôture qui, j’espère, témoigneront qu’en matière de d’autosuffisance nous ne sommes pas non plus en retard derrière les nations cultivées. Je me suis entretenu avec plusieurs exploitants, éleveurs et sélectionneurs de plantes, et il faut dire que leur savoir et leurs compétences m’ont parfaitement rassuré. Pour s’exprimer et réfléchir comme eux, seuls en sont capables ceux dont l’esprit dans leur travail a été aiguisé, entraîné et débarrassé des superstitions par une liberté illimitée dans leurs recherches et leurs expériences. Ils maîtrisent totalement la nature des matières qui leur sont confiées. Ils connaissent les instincts des animaux, et ils savent aussi que sans cela aucune véritable amélioration n’est possible. Autant de savants authentiques, ils possèdent à fond, par l’expérience et non des livres, la génétique, au sens darwinien et mendélien. Bovin, cheval, chien, pigeon et dinde sont autant de vieilles connaissances personnelles de l’éleveur, selon leur lignée et leur pedigree, ils ne peuvent pas être surpris – simplement parce que dans le monde animal et végétal les espèces se comportent comme les individus chez l’homme. Chaque spécimen d’une espèce obéit fidèlement, de façon immuable et fiable à l’ordre de l’instinct de sa race, tout comme chaque individu humain suit l’ordre de son caractère et de sa volonté individuels. Tous les chiens aboient, tous les coqs chantent, toutes les dindes se fâchent et tous les paons sont plus beaux que les dindes – on peut compter là-dessus, construire dessus. C’est pourquoi on peut parler de culture, de dressage, de sélection de domptage, ou le cas échéant, dans des cas désespérés, d’élimination – c’est pourquoi nous pouvons régner sur eux.

Par contre, je ne me suis pas entretenu avec des sélectionneurs ni des dompteurs d’hommes – apparemment cela n’existe pas encore. Tout au moins pas sur une base scientifique. Excepté le cas où un homme saurait être le dompteur de lui-même.

 

 Pesti Napló, 24 mars 1938.

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[1] Race bovine suisse.

[2] Allusions aux traités européens postérieurs à 1918 (Versailles, Sèvres, Trianon).