Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Échantillon d’Étoffe

Les revues illustrées sont de bonne taille partout en Europe, aussi longues et larges qu’un quotidien. Les images en pleine page offrent beaucoup de place, alors celles, généralement au milieu du cahier, où on noue un ruban, permettent de nous montrer la photo agrandie, bien réussie, de quelque événement sur une double page. Ces deux dernières années nous avons souvent vu des "scènes de foules" – le public d’un événement politique se réunit sur la plus grande place de la ville, sous un balcon ou autour d’une estrade où parle un orateur – mais souvent on entend seulement sa voix à la radio.

Sur le plan artistique ces illustrations sont bien moins excitantes que du point de vue de leur sensationnel contenu. Le photographe, pour un meilleur effet, vise souvent son modèle de profil, voire d’une certaine hauteur, de façon à ne nous montrer que la foule elle-même, jusqu’aux quatre bords de l’image. Tu vois un rectangle, croisé par des lignes plus ou moins régulières. À première vue cela ressemble le plus à un motif de tissu, comme ceux que ton tailleur te fait feuilleter, ou un commerçant n’épargnant pas ses efforts pour t’amener à un choix. Un motif d’étoffe, de la meilleure sorte, un "homespun" duveteux, excellent pour un pardessus ou un costume sportif d’été, avec des gros boutons, et des poches rapportées : Croyez-moi, le meilleur est cet épais tissu avec des fils blancs en travers, frais en été et chaud en hiver, il est inusable. Vous voyez dedans ces fils obliques, cela prouve qu’il s’agit de pure laine…

Tu te penches pour regarder de plus près les fils obliques, et comme dans un rêve,  tout d’un coup le tailleur disparaît et l’échantillon se met à vibrer. Mais oui, ce ne sont plus des fils, mais des bras en liesse, et ce que tu prenais pour du duvet, ce sont autant de chapeaux sur la tête d’hommes vivants : ce sont ces têtes qui composent l’échantillon, beaucoup de têtes, énormément de têtes. Si tu découpes dans ce rectangle un cadre d’un demi-centimètre carré, tu peux en compter une quarantaine, alors multiplie-les par les deux côtés du rectangle, il apparaît qu’ils étaient des milliers, ce "public" sur l’image, qui pourtant ne montrait, elle, qu’une partie minime de la multitude rassemblée dans la réalité. La légende t’apprend ensuite qu’ils étaient cinquante mille, cent mille, voire deux cent mille personnes, ou même plus. Par rapport à cela que pèsent les dizaines de milliers de stades de foot qui permettaient pourtant au moraliste de fin de siècle d’illustrer la loi du "panem et circenses" ?

C’est une image moderne, une image d’actualité, une image énorme, une image effrayante. Si tu la fixes un temps, elle te donne le vertige, comme ces jeux d’illusions d’optique dans lesquels des lignes normalement parallèles divergent, ou une courbe en spirale se met à tourner. Il existe aussi un autre jeu optique similaire, vous en souvenez-vous de l’école ? On trouve d’un côté une cage vide et de l’autre, face à la cage, un petit agneau. Eh bien si tu fixes des deux yeux pendant assez longtemps une ligne au milieu, l’agneau se mettra en route et entrera gentiment dans la cage. Pauvre observateur solitaire de la revue illustrée, mon pauvre petit agneau innocent – ne sens-tu pas quand tu regardes trop ces lignes au point d’oublier tout le reste : comme si tu perdais pied ? Tu dois t’agripper à la table, la cage t’attire avec une telle force – un instant si tu n’y prends pas garde, tu te retrouves toi-même dans le motif de tissu, et tu as de la chance si ce n’est pas quelque part sur le bord : arrive le tailleur et il en coupe impitoyablement un bout avec ses ciseaux, et tu peux encore dire merci si ce n’est pas au milieu de ta tête.

Pour l’instant tu es assis ici et tu observes la chose le cœur palpitant, "de l’extérieur". Mais parce que tu vis dans une tradition vieille de deux cents ans, tu analyses, autrement dit tu démontes en parties. Il est difficile de perdre une telle habitude – depuis la découverte du dix-huitième siècle qu’il faut observer les choses de près si l’on veut en composer un jour de semblables, cette découverte a produit des résultats trop grands et trop magnifiques, pour qu’on puisse facilement renier cette religion. Tu n’es pas encore un enfant de ton temps, sans analyse tu ne peux pas encore avoir une vue "synthétique", il te manque pour cela les yeux d’enfant innocent avec lesquels se pâme ton époque – ils manquent parce qu’ils ont changé, ils ont appris à accommoder. Donc en te penchant au-dessus de l’échantillon d’étoffe, tu l’approches de tes yeux, tu sors même de ta poche cette petite loupe que tu as achetée l’autre jour. Tu fais lentement promener la loupe sur la feuille de papier, tu t’arrêtes, tu observes.

Tiens, tiens. Des parties de corps humain en effet : tête, bras levés, cols, cravates. À plusieurs endroits on voit aussi des visages de semi-profil, tournés tous dans la même direction. Le plus souvent des hommes, mais quelques femmes aussi et des enfants sur la pointe des pieds.

Tel le manipulateur d’un microscope, je tente d’en observer un ou deux plus précisément.

Celui-ci porte un chapeau mou, posé un peu de travers. Sur le côté sa chevelure est rasée suivant une ligne droite, comme cela se porte ces temps-ci. Les sourcils étroits, un nez épais. Ses lèvres sans moustache sont ouvertes, comme qui crie ou qui regarde bouche bée. Le nœud de sa cravate a glissé de travers. Qui peut-il être ?

Cet autre ressemble à un étudiant ou un artisan, il est jeune, maigre, sa pomme d’Adam est proéminente. Son expression reflète une sorte d’entêtement boudeur, au-delà de son enthousiasme – il doit être enfant unique, fantasque, rongé de l’intérieur. Qui peut-il être ? Une chose est certaine : il est diamétralement différent du précédent. Je n’ai jamais vu de ma vie deux "types" ou deux "genres" aussi différents que ces deux-là.

Celui-ci a levé le bras, sa manchette a glissé et, accrochée sur un bouton, est restée pendante. La manche de la chemise devait être trop longue, il avait dû l’acheter d’occasion et ne l’a pas fait ajuster, il ne s’est même pas procuré de ces ronds de caoutchouc que portent les pauvres, cela m’étonne, s’agissant d’un sujet d’un État bien organisé, même s’il ne roule pas sur le caoutchouc. Ses yeux sont clairs, probablement bleus ou verts. Je ne lui demande pas à quoi il pense, manifestement à rien, il observe, ses sens sont occupés. En arrivant ici il pensait encore des choses, il avait des opinions, éventuellement il débattait à la maison ou sur son lieu de travail, maintenant il est empli du règne de passions et de sentiments, qui ne s’expriment pas en mots ou en phrases, seulement en cris, ou à la rigueur des interjections que ne relient rien avec d’autres mots, les liens ont été rompus : il reste des mots solitaires, fiers, que rien ne ramène au sol, rien ne les entrave, aucune conjonction acrimonieuse telle que « pourtant » ou « or » ou « néanmoins », des mots fiers et libres qui s’élèvent comme un ballon.

Ballon, d’accord, sauf que…

Laissons les conjonctions, frère – remballe la loupe dans ta poche. C’est un jeu dangereux, qui sait avec quoi elles risquent de relier ce ballon libre. Continue plutôt de regarder les échantillons de tissu et oublie de quoi ils ont été tissés. Le tailleur t’a rassuré : c’était « de la pure laine » – autant de gens braves, honnêtes, enthousiastes, des hommes sages, moraux, qui choisissent librement entre le bien et le mal, entre le oui et le non – est-ce leur faute si cette fois tout le monde a choisi le même ? Tu n’as qu’à t’y faire, sans rouspéter. Bien sûr ça te fait un peu mal – manifestement cela offense ta stupide fierté que le tailleur se prétende meilleur expert que toi, alors que tu avais cru, on te l’avait fait croire, que tu te connaissais mieux que lui en cette matière, en l’homme, aussi parce que c’est ton métier. Bon, tu t’es trompé, et alors ? Est-ce une raison pour rouspéter ? Je te recommande de méditer moins et de te gratter moins. Si tu avances trop d’objections, le tailleur risque de se vexer, de tout remballer et te laisser en plan, tu pourras aller tout nu. Car à la réflexion, Monsieur expert en hommes, Monsieur expert en âmes – nous faisons peu de cas de ta science, comme tu peux le constater, elle ne nous est d’aucune utilité, nous nous en sommes très bien passés. Ce n’est pas de la pure laine ? En voilà une affaire ! Ils y ont peut-être mêlé un peu de coton ou du crin de cheval qui risquera de faire surface plus tard… Mettez-vous bien dans la tête, Monsieur, que selon la conception de la confection moderne, ce n’est pas la matière qui compte, mais le tissage. Et même pas le tissage, mais le vêtement que nous en taillons. C’est ça que vous devrez observer, Monsieur !

Que dites-vous ? Que cela ne paraît pas durable ?

Mais, quelle insolence !

Je ne vous en propose plus. Des messieurs autrement plus délicats que vous en redemandent ! Savez-vous seulement pour qui j’en fabrique un magnifique veston, avec une culotte de cheval ?

Penchez-vous par ici, je ne veux pas qu’on l’entende…

 

Pesti Napló, 17 avril 1938.

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