Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
conversation avec la voix
Comment je dois te
définir, te représenter, te noter, t’évoquer, Voix, pour qu’on te
reconnaisse ? Je saurais difficilement te personnifier, selon le
caractère, la nationalité, la provenance – tu es selon les sciences exactes et
naturelles insaisissable, pourtant tu n’as en toi rien d’extraterrestre ou de
surhumain, au contraire… Quant à ta provenance, tu es bien plus près de tes
ancêtres primitifs que je ne le suis, moi, individu solitaire, qui m’exprime
déjà avec des mots articulés si je veux communiquer mes sentiments. Tout au
moins il me semble qu’entre le rugissement d’un gorille énorme qui se frappe la
poitrine et mon modeste papier, cette rhapsodie ténébreuse, on peut tout de
même déceler plus de différence qu’entre toi et, disons, le digne braiement
d’une ânesse sauvage répondant au hennissement d’un âne étalon. Pourtant il y
eut un temps où toi aussi tu évoluais, Voix, voix merveilleuse, au temps où on
commençait à te prendre au sérieux. Sur les marchés d’Athènes, ayant écouté ta
manifestation, ou encore plus tard, lorsqu’on te demandait déjà ton avis sur
des questions politiques ou même artistiques, et tu remplaçais le nom "demos" de consonance menaçante par la dénomination
"public". Voix, tu t’es civilisée, techniquement aussi, tu
n’exprimais plus ton approbation par des cris et des râles, comme le chien et
l’hyène quand on leur lance une pitance – ta sonorité émanait désormais,
intéressante, élégante, de paires de mains frappées ensemble :
l’applaudissement, acquis culturel des cirques et des salles de spectacle,
voire des réunions populaires ou des parlements, forme particulière et
distinguée de l’approbation des foules, face au chœur des chacals et aux
coassements. Tu as bien sûr récolté le respect, l’Approbation Publique,
l’Approbation Massive, l’Applaudissement – celui-ci remerciait en se
prosternant pour ce qu’il avait déclenché, signalant par cet hommage que la
production te répond par une prime de même rang, un "à vous aussi"
intelligent à un "bonsoir" intelligent.
Que t’est-il arrivé, Voix, pour que tu sois
retombée dans ta difformité archaïque, rappelant la sanglante tentative des
temps préhistoriques ?
Et justement maintenant, quand tu as reçu
un rôle inhabituellement considérable dans l’orientation des événements – un
rôle inhabituel, avec un texte quelque peu paradoxal : c’est toi qui dois
clamer, c’est par toi, Voix des Foules dans la Rue, que l’on justifie que la
foule que tu représentes n’a pas besoin d’un représentant qui vérifierait la
puissance régnant au-dessus de toi, elle est en contact direct avec cette
puissance.
Le contact direct, c’est sûr, bien que,
compte tenu de la nature des deux parties, ce soit une curieuse façon de
contact. La puissance incarnée dans la personne humaine, sous toutes les
empreintes sentimentales et passionnelles et toutes les colorations musicales,
te communique tout de même des paroles humaines, des soi-disant sentences
provenant de la raison individuelle, liant des notions abstraites (cf.
enseignement philosophique, au programme des classes de troisième), mais elle
se désintéresse qu’un mécanisme adéquat, ce système d’antennes électriques
enfermé dans une certaine boîte osseuse sur ton cou, réagisse en toi à ces
signaux. Elle s’en désintéresse, mais pour parler franchement elle ne le tolère
pas trop. Dans cette curieuse conversation le diapason au son automatique ne
cherche pas par sa fréquence l’écho d’une boucle harmonique, mais il presse la
pédale, n’ayant besoin que de volume et non de timbre. Et en guise de réponse à
"la phrase", "la sentence", "la pensée exprimée en
mots", tout l’instrument de musique se met à résonner, et tout à coup il
s’avère que ce que, vu de près, tu croyais être un piano sensible à multiples
cordes n’est en réalité qu’une énorme grosse caisse, non destinée à un artiste,
en revanche un outil parfait entre les mains d’un expert qui ne veut que battre
tambour pour une alarme menaçante, et rien d’autre.
Voix, voix imposante, voix redoutable, voix
enflée dans des ombres incroyables, je t’ai entendue et je t’entends tellement
et si souvent depuis vingt ans, dans des rues et sur des places, et ces
derniers temps surtout à la radio, depuis que j’évite les rues et les places,
dans des retransmissions en direct, comme pour illustrer les comptes rendus des
dix mille, vingt mille, trente mille. Ce tableau s’est déjà imprimé tel qu’il
entre dans l’oreille nue. L’éclatement d’un hurlement qui dure pendant des
minutes m’apprend que ledit Personnage, représentant dudit pouvoir, vient
d’arriver. C’est suivi d’un silence. Le Personnage aligne quelques phrases
rapides et vigoureuses, émet des jugements et quelques constatations
personnelles issues de l’idéologie qu’il représente. Et à ce moment…
Comment dois-je te décrire, te montrer, à
quoi dois-je te comparer ? Voix, toi qui après une ou deux telles phrases
secoues le firmament, indépendamment du contenu des phrases, quasi
indépendamment même de toi-même, non en guise de Réponse au verbe créé par
l’homme ou d’Avis sur le verbe – être vivant autonome, Voix, la voix de la
Foule, de la profondeur de l’Atlantide de l’antique Léviathan – Voix que seuls
des déluges ont pu balayer, mais qui n’a jamais asséché une seule flaque d’eau.
– Voix, qui n’a jamais construit une maison, mais qui a fait s’écrouler les
murs de Jéricho ? Que signifies-tu, toi, ni substantif, ni adjectif, ni
verbe, ni interjection enflée horriblement, qu’exprimes-tu ? Est-ce la
souffrance, sous le linceul de l’ivresse, est-ce le cri du plaisir, dans le
paroxysme de la souffrance, toi, sale masochiste ? J’essaye de te
déchiffrer – des voyelles envoient des éclairs vers le ciel,
"é !", "i !", "é-i-a !", "ou !", "ou !"
– des consonnes s’effacent dans un beuglement difforme.
Qu’exprimes-tu ?
Des frissons me parcourent le dos – comme
si tout en mugissant tu me clignais de l’œil, de biais, d’un regard froid et
ironique – dans un geste bien connu ! C’est le petit vaurien criant à
tue-tête qui jette parfois des regards comme ça en biais à son camarade ou un
membre innocent de sa famille qu’il s’imagine complice. Et ton clin d’œil dit,
froidement, accompagné d’un sourire hypocrite :
« Allons donc, tu es bizarre. Que
pourrais-je exprimer d’autre que ce que je prétends être ? Comme me
qualifie cet excellent orateur là-haut au balcon ou sur l’estrade ? C’est
seulement ta mauvaise foi soupçonneuse qui peine à me reconnaître à mon
uniforme honnête, c’est seulement tes mauvaises lunettes compliquées qui ne
voient pas en moi ce que je suis, pourtant c’est écrit ici sur ma poitrine en lettres
géantes, sous le feu des projecteurs – je suis l’Enthousiasme, l’Approbation,
la Compréhension, le Consentement – je suis l’Instinct Juste,
Voix, sale gosse, faquin insolent, cancre,
gibier de potence – tu oses me mentir en face ? N’est-ce peut-être pas de
mes propres oreilles que je t’ai entendu hurler il y a trois ans, il y a deux
ans, il y a un mois, hier soir, ce matin, de la même gorge, avec la même
emphase flambante, souffler le vent dans la voile de l’autre capitaine qui
tournait le gouvernail du navire dans un sens différent, voire opposé,
louvoyant habilement à grands efforts car il craignait des récifs et des
icebergs au nord, à l’est, à l’ouest ? N’est-ce pas toi que j’ai entendu
approuver une heure plus tard en hurlant, lorsqu’un nouveau capitaine et
quelques matelots ont arrêté et jeté l’ancien à la mer afin de prendre sa place ?
C’est avec moi que tu frimes, que tu prends la pose du "comportement
digne", avec ton guide, "l’adulte" avec qui prétendument vous
vous comprenez désormais, progéniture choyée et dauphin de sa majesté le
dictateur ? Petit monsieur de sa majesté le peuple, morveux, nourrisson
des bas-fonds qui salit ses langes, qui n’a même pas encore appris à parler,
qui ne sait que vagir ? Misérable mâtin rôdeur sous la cravache de ton
maître – n’as-tu pas honte, au moins devant lui qui te connaît – il te
connaissait déjà quand il t’a repris à ton maître précédent, que tu es en train
de renier car il ne t’a pas assez cravaché ?
Mais le chef d’orchestre continue de
sourire.
« Du calme, mon vieux, ne gaspille pas
ta salive. Ne crains rien pour moi de cette cravache. La main qui la tient, je
la connais depuis plus longtemps qu’elle ne me connaît moi. Cela m’étonne que
toi, vieux compagnon, que l’apparence te fâche aussi vite. N’entends-tu pas
derrière mes meuglements de fausset, au-delà des dissonances, n’entends-tu pas
pétiller la douce et gaie rigolade du sain égoïsme païen ? Sais-tu ce qui
me fait rigoler ? C’est cet enfant gentil, enthousiaste et naïf qui prend
au sérieux ce qui pour moi n’est que jeu aveugle – que je danse comme il
siffle ! C’est facile pour moi, vieux fauve de plusieurs milliers
d’années, des milliers d’années avant moi – qu’il s’amuse, qu’il s’amuse, ce
dompteur amusant, jusqu’au moment où j’en aurai assez de ses cerceaux et de ses
bûchers par lesquels il me fait sauter, s’imaginant que c’est lui qui joue avec
moi et non moi avec lui. Plus tard… plus tard… »
« Mais tu as compris : pourquoi
devrais-je feindre, alors que tu m’as reconnue ? Au pire, je pourrai
toujours nier si tu me confrontes à lui, dans cette grande manœuvre. Eh oui,
c’est moi – c’est moi que tu as vue sous mille formes différentes sous les murs
de Jéricho et devant les tentes de Miltiade – sur les gradins du cirque et aux
Tuileries – c’est moi qui ai laissé tomber César et hissé haut Napoléon – c’est
sur mon dos que Robespierre est monté dans la chaire, et c’est moi qui me suis
assise sur sa gorge quand il a raté le rythme et il a donné le départ avec sa
baguette de chef d’orchestre une seconde plus tard qu’il ne fallait (lui aussi
croyait : c’est cette baguette qui me conduit). "Président des
assassins – je demande la parole !" Et il n’a plus eu la
parole. »
« Mais ne me dérange pas, je crois
entendre que notre vieux gosse a encore débité deux phrases (peu importe,
quoi), il faut hurler. »
Pest Napló, 14 juillet 1938